Back to photostream

Labeur nocturne

Retour à Mélo

 

Ça commence fort !

 

Je suis revenu depuis moins de 48 heure que déjà je sens poindre l’odeur du cloaque à plein nez. Cette ville, puisqu’il faut parler d’elle, est un cul de basse-fosse... Une gangue colmatée d'argile et de déchets... Une basse-court d'un million d'âmes… Elle a perdu le charme limité que je lui trouvais à l'origine... C'était il y a un an déjà. Aujourd'hui, dans mon esprit embrumé des premières vapeurs de mauvais vin de palme elle est devenue enfin l’allégorie facile de la déliquescence propre à cette terre. Je n'aime plus ce que j'y sens.

 

J’ai failli me mentir... mais après 25 ans passés en Afrique, mes yeux savent enfin reconnaître la merde. Je ne cherche même plus à trouver à ce continent un enchantement quelconque… L’état d’esprit est au diapason, je n'en disconviens pas…

 

Depuis mon retour, tout ce qui m'indifférait jusque-là me saute à la gorge. L’humidité se mêle aux immondices. La moisissure gagne sur les étoffes. Plus un costard potable à se mettre. Tout est rongé par un bouillon de culture tropical, d’autant plus pernicieux qu’il est palpable au moins autant dans l’air que dans les esprits.

 

La route empruntée par son excellence « El Presidente » était encore bordée avant l’été de fromagers, tamariniers et autres mastards du même acabit… C'était beau, ça fleurait bon la puissance coloniale, les racines du ciel et le tintouin aromatique officiel... tout a été rasé par décision gouvernementale. Quelques citoyens ont gueulé, un peu… pour la forme. Mais ils savent très bien au fond que la contestation ici est perte de temps et d‘énergie… Ces arbres décapités en sont la preuve en même temps que la métaphore - toujours prémonitoire - du mauvais temps à venir : des têtes vont tomber. La rumeur ayant dans le coin au moins autant de succès que la radio, il ne s’agit pas de savoir lesquelles mais plutôt de prier pour ne pas faire partie du lot.

 

Ce soir, c’est ciel d’orage. J’ai pointé mon nez au Bellevue. J'y suis allé avec la certitude que je ne boirais pas plus d'un canon. La serveuse a les yeux hagards habituels mâtinés du sourire de circonstance. Toujours forcé sur les maxillaires. Le sourire résigné de ceux qui n’ont aucun espoir d’une vie meilleure. Cette existence sera d’une linéarité parfaite. Naissance, boulot, marmots et gros dodo… Fermez le ban !

 

L’alcool a toujours cette drôle d’habitude sur mes synapses…. Elle me rend naïf, me persuade qu’il y a toujours ailleurs quelque aventure à finaliser. Après la bière et le vin de palme, ce furent donc des rasades mesurées de pinard dans un autre rade. Puis une caï et un verre de champ dans un lounge branchouille avant d’étrenner un bébé Cognac dans une boite de jazz qui sentait autant la mort que mes vêtements d'apparat gagnés par la pourriture… Enfin, last but not least, m'sieurs, m'dames, dernière virée (du moins, je le croyais alors) du côté du Privilège, la plus grande boite d’Afrique de l’Ouest, côté club VIP, histoire de faire souffler mes arpions et mes esgourdes. Dans la pénombre, des belles de nuit en embuscade miment des mots de maman… Je ne les regarde pas. Un clin d’œil à la serveuse qui extirpe de ses fontes un vieux rhum que je savoure à peine. Entre les aigreurs d’œsophage et les gestes gauches du soulot épuisé par l'incurie du monde, je parviens à peine à faire suer mon corps sur la piste... Danse pathétique, applaudissements nourris.

 

Une petite érythréenne de 22 ans, improbable rencontre en cet endroit, a réussi à me maintenir au comptoir pendant quelques minutes. J’ai saisi entre deux hoquets une histoire déprimante de mariage à peine consommé. Un mari englishe tué aux premières heures du tremblement de terre en Haïti. La demoiselle ne semblait pas s’en émouvoir, pire, elle souriait de tous ses fanions. Drôle de baleine. Une putain de chance, qu'elle m'expliquait en exhibant des dents colgate... Un contretemps dans sa famille à New-York (c'est là qu'elle avait trouvé refuge) et elle avait reporté son vol de 24 heures... Bref, elle aurait dû se trouver avec lui le soir de la catastrophe... Et sans doute y connaître un sort similaire... Elle s'amuse encore de sa "bonne fortune", conclue que la vie est belle et me demande si je suis marié... Après de longues secondes d'hésitation, j'ai peur de comprendre où elle veut en venir : finalement, elle pourrait bien renouveler la même expérience (je cause d'un possible mariage arrangeant) avec le petit français que je suis… Par malheur, je suis déjà casé avec une de ses presque coreligionnaires. Et puis, je n’aurais jamais osé lui avouer qu’il ne me plaisait guère de croire à ses grands yeux. Des yeux capable de provoquer à leur tour une catastrophe quelconque où j'y aurais laissé tout ou partie d'ma couenne, abandonnant à ce monde infâme une veuve inconsolablement joyeuse, résignée à courir les boites de nuit dans l'espoir de remplacer ma défunte dépouille.

 

Le regard plus pantois qu’un buffle après le rut, j’ai finit par la laisser à ses rêves de mariage... J'ai descendu les marches du night-cloube en prenant l'air gentleman avant de monter dans ma Dodge Nitro - un genre de mini Hummer indigne de ma conscience écolo. Ronronnement. Les contrôles d’alcoolémie étant en cette ville aussi improbable que de découvrir de la compassion dans les yeux d'un Ministre de l’intérieur, la bagnole emprunta alors la route qui me conduisait à la maison… Quand soudain… Sur le bord de la route, les lumières du Broadway ont cligné à mes yeux comme le signe d’une histoire qui ne devait pas finir.

 

L’intérieur était désespérément vide. Lumières blafardes, ambiance glaucos, fauteuil datées des années 70... Filles esseulées se déhanchant sur un floor humide de bière et de sueur… Déprime assurée… heureusement, je suis parvenu à tituber jusqu’au comptoir où un ange de lumière m’a hélé : Qu’est-ce que tu veux boire Monsieur ?

 

« Une castel, ça devrait aller, mam’zelle… »

 

Solène était son doux prénom. Elle ne devait pas avoir plus de 19 ans. Des jambes longilignes typiques des filles du Nord… Un visage de bébé en porcelaine. J'ai pensé que c'était une Kabyé, ce que la jeune fille confirma. On a échangé quelques banalité sur la vie. Les questions usuelles fusaient de part et d'autre, enfin surtout de sa part à elle : t’es marié Monsieur. Oui ?! Dommage… ça fait longtemps que tu vis au Togo ? Ah oui, mazette ! Alors t’es presque un Africain… Et tu vas rester longtemps ? Et tu aimes le Togo ? Et tu veux pas me faire un cadeau…

 

J’ai probablement dû lui demander si elle avait fait son akpwema, cérémonie initiatique, caractéristique du Nord, de passage à l’âge adulte… Elle a répondu par l’affirmative, preuve qu’elle n’était plus vierge.

 

Ensuite, face à l‘arrivée probable d‘une nausée qui se faisait des plus familières, j’ai finit par écourter la conversation… La jeune femme n’en attendais pas moins... Son service s'achevait avec ma non commande... en deux temps, même pas trois mouvements, elle a enfilé son écharpe, pris son sac et elle est sortie dans la nuit. Je l’ai suivi en mimant le quart en coin.

 

Dehors c’était un temps de guerre. Une pluie à laver toute les offenses du capitalisme triomphant.

Solène m’a regardé avec ce mélange de résignation et d’espoir… Ses yeux semblait dire : "la grande voiture là, tu n’aurais pas une petite place pour moi, promis, je m'y ferais minuscule".

 

Mais j’étais trop soul pour pouvoir rien entendre... et puis l'argent et le sexe ici, on trop tendance à prendre le dessus sur la galanterie.

 

Alors, déjà trempée, le grand bout de femme docile est montée à l’arrière d'un taxi-moto.

 

J’ai démarré à mon tour… La mauvaise fortune voulait que la moto roule lentement et que je les suive en veine Formule 1, sans parvenir à doubler. J’eu donc tout loisir d’observer la scène. C’était comme si le ciel se déchainait sur le visage de Solène. Dans la lumière de mes phares, je la voyais même trembler. Aussi improbable que cela puisse paraître, à 28°C by night, les gens d’ici ont froid quand il pleut… Elle tentait de se protéger le visage avec un chiffon de fortune. Le vent lui arrachait des larmes. Oh oui, quelques secondes durant, je ne pu éviter la contemplation de sa souffrance à l'état brut... sur son visage, on voyait le malheur… Dès lors, il m’était tout aussi facile d’imaginer quel monde elle s’en allait rejoindre, là-bas dans la ville bidon de tôles et de briques... au beau milieu de la nuit tropicale. La ville, le cloaque, l’humidité, la putréfaction, les moisissures…

 

J’aurais pu la raccompagner, par simple humanité, pure gentillesse... Mais voilà, je ne l’ai pas fait.

 

Surtout ne pas mêler nos deux mondes…

19,647 views
5 faves
21 comments
Uploaded on September 11, 2010
Taken on September 9, 2010