Ce qu’on appelle le vagabondage (1854) | What They Call Vagrancy (1854) | Alfred Stevens [1823 Bruxelles/Brussel(s) – 1906 Paris]
FRANÇAIS (ENGLISH FOLLOWS)
En France à l’époque où Stevens peint ce tableau, présenté au Salon de 1855, le vagabondage, défini comme un délit dans le code napoléonien de 1804, est réprimé en milieu rural aussi bien qu’en ville.
La surveillance des itinérants, affermie sous la Restauration, est stricte : elle est facilitée par l’emploi, pendant une bonne partie du XIXe siècle, des « passeports pour l’intérieur ». Parallèlement, il existe un passeport délivré pour cause d’indigence : il est « attribué aux personnes nécessiteuses qui doivent voyager », mais pas aux mendiants car cela les encouragerait dans l’exercice de la mendicité.
La méfiance vis-à-vis du déraciné se reflète par exemple dans la loi électorale du 31 mai 1850, qui exclut du droit de vote les migrants, les chemineaux, les chômeurs quêtant un emploi de ville en ville et, bien entendu, les vagabonds.
Cinq ans après cette loi, Alfred Stevens (par ailleurs portraitiste des femmes du monde) met en scène la répression dans Ce qu’on appelle le vagabondage : à Vincennes, une mendiante est conduite en prison par des gendarmes avec ses enfants en bas âge. Une bourgeoise, charitable, lui tend une bourse ; le gendarme l’arrête du geste. Sur le mur, à droite, deux affiches annoncent un « bal » et un « terrain à vendre », rappel ironique de l’omniprésence de l’argent dans la société impériale.
Tout concourt à rendre à la fois sinistre et poignant ce drame de la misère urbaine. Le réalisme glacé des détails, la palette sombre, les silhouettes grises se détachant sur un mur noir couvert de neige, donnent l’impression que la malheureuse, entourée d’hommes en armes, ne va pas en prison, mais plutôt à son exécution.
Le tableau de Stevens, présenté à l’Exposition universelle de 1855, vise à dénoncer la dure réalité de la vie urbaine et la brutalité de la répression policière dont les pauvres sont victimes. Devant cette mère sans défense livrée à l’insensibilité de la soldatesque, le peintre se fait le porte-parole des opprimés, de ces pauvres inoffensifs qu’on traque injustement ou qu’à défaut on dénonce, à l’instar de ces idéologues conservateurs pour qui le pauvre au chômage « se pose comme ennemi de la société, parce qu’il en méconnaît la loi suprême, qui est le travail » (H.-A. FRÉGIER, Des classes dangereuses de la population dans les grandes villes, et des moyens de les rendre meilleures, J.-B. Baillière, 1840, 2 vol., t. I, p. 7).
Stevens oppose ainsi l’ordre purement répressif des gendarmes (et du régime) à la pitié philanthropique incarnée par la bourgeoise.
Napoléon III ne s’y est pas trompé : choqué que ses gardes soient représentés si crûment, il fit en sorte que les vagabonds soient désormais emmenés en prison avec discrétion, en voiture close !
Lire aussi Louis CHEVALIER, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première partie du XIXe siècle, Paris, Plon, 1958. (M. Chevalier fut l’un des mes professeurs à Sciences Po à la fin des années soixante.)
L’histoire se répète, hélas : aux États-Unis, en Grande-Bretagne, et même dans la France de l’autoproclamé « progressiste » d’Emmanuel Macron, la police traque et embarque les SDF dont le seul crime est d’être pauvre.
ENGLISH
In France at the time Stevens painted this picture, presented at the Salon of 1855, vagrancy, defined as a crime in the Napoleonic code of 1804, was suppressed in rural areas as well as in cities.
Surveillance of the homeless, strengthened under the Restoration (1815-1830), was strict: it was facilitated, for the better part of the nineteenth century, by the issuance of “internal passports.” Concurrently, a passport was issued to indigents : it was "attributed to needy who must travel,” but not to beggars because it would encourage them in the practice of begging.
Mistrust of the uprooted is reflected, for example, in the electoral law of May 31, 1850, which excluded from voting rights migrants, tramps, unemployed people seeking work in other cities, and, of course, vagrants.
Five years after this law was enacted, Alfred Stevens (also a portraitist of high-society ladies) depicted this repression in What They Call Vagrancy : in the close-in Paris suburb of Vincennes, a beggar woman is led to prison by gendarmes with her young children. A charitable well-to-do lady offers her a purse of money ; the gendarme stops her with a gesture. On the wall to the right, two posters announce a “ball” and a “land auction,” an ironic reminder of the omnipresence of money in Second Empire society.
Everything contributes to making this drama of urban misery both sinister and poignant. The glossy realism of the details, the dark palette, the gray silhouettes standing out against a black wall covered with snow, give the impression that the unhappy woman, surrounded by men in arms, is not being led to prison, but rather to her execution.
Stevens’ painting, presented at the 1855 World’s Fair, aims to denounce the harsh reality of urban life and the brutality of police repression against the poor. Viewing of this defenseless mother delivered to the insensitivity of the soldiery, the painter becomes the spokesman for the oppressed, the harmless poor who are unfairly hunted down or, failing that, denounced, as did the conservative ideologues for whom the poor unemployed "set themselves up as enemies of society, because they disregard the supreme law, which is work.” (H.-A. FRÉGIER, Des classes dangereuses de la population dans les grandes villes, et des moyens de les rendre meilleures [“Dangerous Classes of the Population in Large Cities, and Ways of Improving Them”], J.-B. Baillière, 1840, 2 vols., I, 7).
Stevens thus opposes the purely repressive order of the gendarmes (and the régime) to the well-meaning philanthropy of the bourgeois lady.
Napoleon III was not blind to the picture’s message : shocked that his guards were so brutally pictured, he decreed that vagrants would thenceforward be taken to prison discreetly, in a closed carriage !
Read also Louis CHEVALIER, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première partie du XIXe siècle [“Working Classes and Dangerous Classes in Paris During the First Part of the Nineteenth Century”], Paris, Plon, 1958. (M. Chevalier was one of my professors at the Sciences Po in Paris in the late sixties.)
History repeats itself, alas: in the United States, in Great Britain, and even in the France of the self-proclaimed "progressive" Emmanuel Macron, the police hunt down and pack off the homeless whose only crime is to be poor.
Ce qu’on appelle le vagabondage (1854) | What They Call Vagrancy (1854) | Alfred Stevens [1823 Bruxelles/Brussel(s) – 1906 Paris]
FRANÇAIS (ENGLISH FOLLOWS)
En France à l’époque où Stevens peint ce tableau, présenté au Salon de 1855, le vagabondage, défini comme un délit dans le code napoléonien de 1804, est réprimé en milieu rural aussi bien qu’en ville.
La surveillance des itinérants, affermie sous la Restauration, est stricte : elle est facilitée par l’emploi, pendant une bonne partie du XIXe siècle, des « passeports pour l’intérieur ». Parallèlement, il existe un passeport délivré pour cause d’indigence : il est « attribué aux personnes nécessiteuses qui doivent voyager », mais pas aux mendiants car cela les encouragerait dans l’exercice de la mendicité.
La méfiance vis-à-vis du déraciné se reflète par exemple dans la loi électorale du 31 mai 1850, qui exclut du droit de vote les migrants, les chemineaux, les chômeurs quêtant un emploi de ville en ville et, bien entendu, les vagabonds.
Cinq ans après cette loi, Alfred Stevens (par ailleurs portraitiste des femmes du monde) met en scène la répression dans Ce qu’on appelle le vagabondage : à Vincennes, une mendiante est conduite en prison par des gendarmes avec ses enfants en bas âge. Une bourgeoise, charitable, lui tend une bourse ; le gendarme l’arrête du geste. Sur le mur, à droite, deux affiches annoncent un « bal » et un « terrain à vendre », rappel ironique de l’omniprésence de l’argent dans la société impériale.
Tout concourt à rendre à la fois sinistre et poignant ce drame de la misère urbaine. Le réalisme glacé des détails, la palette sombre, les silhouettes grises se détachant sur un mur noir couvert de neige, donnent l’impression que la malheureuse, entourée d’hommes en armes, ne va pas en prison, mais plutôt à son exécution.
Le tableau de Stevens, présenté à l’Exposition universelle de 1855, vise à dénoncer la dure réalité de la vie urbaine et la brutalité de la répression policière dont les pauvres sont victimes. Devant cette mère sans défense livrée à l’insensibilité de la soldatesque, le peintre se fait le porte-parole des opprimés, de ces pauvres inoffensifs qu’on traque injustement ou qu’à défaut on dénonce, à l’instar de ces idéologues conservateurs pour qui le pauvre au chômage « se pose comme ennemi de la société, parce qu’il en méconnaît la loi suprême, qui est le travail » (H.-A. FRÉGIER, Des classes dangereuses de la population dans les grandes villes, et des moyens de les rendre meilleures, J.-B. Baillière, 1840, 2 vol., t. I, p. 7).
Stevens oppose ainsi l’ordre purement répressif des gendarmes (et du régime) à la pitié philanthropique incarnée par la bourgeoise.
Napoléon III ne s’y est pas trompé : choqué que ses gardes soient représentés si crûment, il fit en sorte que les vagabonds soient désormais emmenés en prison avec discrétion, en voiture close !
Lire aussi Louis CHEVALIER, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première partie du XIXe siècle, Paris, Plon, 1958. (M. Chevalier fut l’un des mes professeurs à Sciences Po à la fin des années soixante.)
L’histoire se répète, hélas : aux États-Unis, en Grande-Bretagne, et même dans la France de l’autoproclamé « progressiste » d’Emmanuel Macron, la police traque et embarque les SDF dont le seul crime est d’être pauvre.
ENGLISH
In France at the time Stevens painted this picture, presented at the Salon of 1855, vagrancy, defined as a crime in the Napoleonic code of 1804, was suppressed in rural areas as well as in cities.
Surveillance of the homeless, strengthened under the Restoration (1815-1830), was strict: it was facilitated, for the better part of the nineteenth century, by the issuance of “internal passports.” Concurrently, a passport was issued to indigents : it was "attributed to needy who must travel,” but not to beggars because it would encourage them in the practice of begging.
Mistrust of the uprooted is reflected, for example, in the electoral law of May 31, 1850, which excluded from voting rights migrants, tramps, unemployed people seeking work in other cities, and, of course, vagrants.
Five years after this law was enacted, Alfred Stevens (also a portraitist of high-society ladies) depicted this repression in What They Call Vagrancy : in the close-in Paris suburb of Vincennes, a beggar woman is led to prison by gendarmes with her young children. A charitable well-to-do lady offers her a purse of money ; the gendarme stops her with a gesture. On the wall to the right, two posters announce a “ball” and a “land auction,” an ironic reminder of the omnipresence of money in Second Empire society.
Everything contributes to making this drama of urban misery both sinister and poignant. The glossy realism of the details, the dark palette, the gray silhouettes standing out against a black wall covered with snow, give the impression that the unhappy woman, surrounded by men in arms, is not being led to prison, but rather to her execution.
Stevens’ painting, presented at the 1855 World’s Fair, aims to denounce the harsh reality of urban life and the brutality of police repression against the poor. Viewing of this defenseless mother delivered to the insensitivity of the soldiery, the painter becomes the spokesman for the oppressed, the harmless poor who are unfairly hunted down or, failing that, denounced, as did the conservative ideologues for whom the poor unemployed "set themselves up as enemies of society, because they disregard the supreme law, which is work.” (H.-A. FRÉGIER, Des classes dangereuses de la population dans les grandes villes, et des moyens de les rendre meilleures [“Dangerous Classes of the Population in Large Cities, and Ways of Improving Them”], J.-B. Baillière, 1840, 2 vols., I, 7).
Stevens thus opposes the purely repressive order of the gendarmes (and the régime) to the well-meaning philanthropy of the bourgeois lady.
Napoleon III was not blind to the picture’s message : shocked that his guards were so brutally pictured, he decreed that vagrants would thenceforward be taken to prison discreetly, in a closed carriage !
Read also Louis CHEVALIER, Classes laborieuses et classes dangereuses à Paris pendant la première partie du XIXe siècle [“Working Classes and Dangerous Classes in Paris During the First Part of the Nineteenth Century”], Paris, Plon, 1958. (M. Chevalier was one of my professors at the Sciences Po in Paris in the late sixties.)
History repeats itself, alas: in the United States, in Great Britain, and even in the France of the self-proclaimed "progressive" Emmanuel Macron, the police hunt down and pack off the homeless whose only crime is to be poor.