Apollon de Piombino
En 1834, le Louvre faisait l’acquisition d’une statue en bronze découverte au large de Piombino, en Toscane (fig. 1). Sa configuration générale évoquait de près celle de l’Apollon Payne Knight1, réplique miniature de l’image du dieu que Canachos de Sicyone avait élevée à Didymes, à une date que l’on savait déjà antérieure à la destruction du sanctuaire par Xerxès, et que l’on situe aujourd’hui entre 499 et 4942. Toutefois, la sculpture du Louvre portait sur son pied gauche une inscription qui la présentait comme une « dîme à Athéna » (fig. 2). Or il paraissait inconcevable que la statue d’une divinité, Apollon, fût dédiée à une autre divinité, Athéna. Pour Désiré Raoul-Rochette, qui fut le premier à l’étudier de manière approfondie, la statue représentait donc un éphèbe, et remontait à l’époque archaïque. La paléographie de la dédicace semblait certes postérieure à cette époque, mais y avait-il lieu de tirer argument chronologique d’une « inscription à-peu-près unique dans son genre, et consistant en deux mots seulement, où la lettre A est répétée six fois3 » ?
Fig. 1. L’Apollon dit « de Piombino »
Fig. 1. L’Apollon dit « de Piombino »
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H. 115 cm, musée du Louvre, Br 2.
© RMN-Grand Palais (musée du Louvre)/Les frères Chuzeville.
Fig. 2. La dédicace inscrite sur le pied gauche de la statue
Fig. 2. La dédicace inscrite sur le pied gauche de la statue
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Telle que reproduite pour le compte de D. Raoul-Rochette dans les Monumens inédits publiés par l’Institut de correspondance archéologique I, Rome, Paris, 1829-1833, pl. LIX.
4 Letronne, 1834, p. 198-232, 235-236.
2Confrère et rival de Raoul-Rochette à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Jean-Antoine Letronne était précisément de cet avis. Le style de la statue, notamment le modelé du dos et le travail des articulations, l’incitait en effet à y reconnaître une œuvre d’imitation, que la paléographie de la dédicace l’amenait à dater du iiie siècle avant J.-C. Cette même dédicace, en revanche, n’empêchait pas de considérer la statue comme un Apollon, puisque les Anciens avaient plus d’une fois dédié la statue d’un dieu à un autre dieu4.
5 Letronne, 1845, p. 128-176 (imprimé sous forme monographique en 1843).
3Éphèbe archaïque ou Apollon archaïsant ? La controverse en était à ce stade encore embryonnaire lorsque la statue commença à se couvrir d’altérations dont rien ne paraissait pouvoir entraver la progression. L’un des sous-conservateurs du Louvre, Jean-Joseph Dubois, s’avisa cependant que la cause du phénomène devait être cherchée dans les sédiments marins restés piégés à l’intérieur du bronze. Il fut donc décidé de faire sortir par les orbites de la statue tout ce qui ne pouvait être extrait à travers le trou pratiqué dans le talon gauche. C’est alors, en août 1842, que les ouvriers du musée découvrirent, au milieu d’un agglomérat de sable et de gravier auquel se mêlaient les résidus de l’âme de la statue, trois fragments d’une lame de plomb portant des lettres grecques (un quatrième fragment similaire avait été malencontreusement détruit). Aussitôt informé, Letronne y reconnut la signature de deux sculpteurs, dont les noms n’étaient ni entièrement conservés ni même restituables, mais qu’il tint pour les auteurs de la statue (fig. 3) : [.]ηνόδο[τος --- καὶ ---]φῶν ‛Ρόδ[ι]ος ἐπόο[υν]. La paléographie de cette nouvelle inscription interdisait de la faire remonter au-delà du ier siècle avant J.-C. : le bronze était donc bien une œuvre d’imitation, plus récente encore que la dédicace ne l’avait d’abord laissé supposer5.
Fig. 3a, b et c. Les fragments de la lame de plomb découverts à l’intérieur de la statue
Fig. 3a, b et c. Les fragments de la lame de plomb découverts à l’intérieur de la statue
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Tels que reproduits pour le compte de J.-A. Letronne dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres XV, Paris, 1845, p. 139 et 143.
6 Piot, 1842a, p. 481-486.
4Telles étaient les principales conclusions de la communication que Letronne lut devant l’Académie le 30 septembre 1842. Quatre mois plus tard, alors que cette communication était encore inédite, Eugène Piot faisait paraître un article retentissant dans le premier numéro du Cabinet de l’amateur et de l’antiquaire, dont il était le directeur : il y insinuait que la lame présentée à l’Académie était un faux, inspiré par une inscription conservée au Cabinet des médailles6. La rumeur enfla, et désigna bien vite Dubois comme l’auteur de la supercherie.
7 Dubois 1843; Piot, 1842b, p. 529-540.
8 Voir principalement Raoul-Rochette, 1847, p. 101-309 ; Letronne, 1844, p. 439-444 ; Letronne, 1848, (...)
9 Longpérier, 1868, p. 17 ; voir infra, p. 67.
5Piot fut menacé d’un procès en diffamation, Dubois exigea un droit de réponse qui lui fut refusé ; il fit donc paraître à son propre compte une défense bien maladroite, à laquelle son adversaire répondit par de nouvelles accusations7. Quant à Raoul-Rochette et à Letronne, ils développèrent sur plusieurs centaines de pages la controverse entamée huit ans plus tôt8, mais moururent au milieu du xixe siècle sans que le débat ne fût tranché. Sur le plan social, Letronne fut incontestablement vainqueur : sa promotion à la tête de la Bibliothèque royale, qui fit de lui le supérieur hiérarchique de son rival – trop conservateur pour n’avoir rien à espérer de la Monarchie de Juillet et démis de ses fonctions aussitôt après la révolution de 1848 –, ne fut que l’une des étapes d’une très brillante carrière. Sur le plan scientifique, en revanche, l’avantage resta à Raoul-Rochette. On s’accorda en effet à regarder la statue comme un Apollon, mais on en fit une œuvre du vie ou du ve siècle avant J.-C., et ce d’autant plus facilement que la lame fut considérée comme perdue après avoir été déclarée fausse par la dernière personne à l’avoir examinée9.
10 Dow, 1941, p. 357-359.
11 Sismondo Ridgway, 1967, p. 43-75 ; cf. Sismondo Ridgway, 2004, p. 553 (réédition mise à jour d’une (...)
6Il fallut attendre le milieu du xxe siècle pour que la thèse de Letronne connût un premier regain de faveur, rendu possible par l’oubli dans lequel était désormais tombée la figure sulfureuse de Dubois. En 1941, Sterling Dow déclarait ainsi ne voir aucune raison de douter de l’authenticité de la lame de plomb. Néanmoins convaincu de l’archaïsme de la statue, il proposait de l’attribuer aux auteurs d’une réparation antique10. En 1967, au terme d’une analyse stylistique très poussée, qui rejoignait sur plus d’un point celle de Letronne, Brunilde Sismondo Ridgway conclut que l’Apollon de Piombino ne pouvait appartenir ni à l’époque archaïque ni au style sévère. Dans son opinion – maintes fois réaffirmée jusqu’en 2016 –, il ne pouvait s’agir que d’une œuvre du ier siècle avant J.-C., dont le style archaïsant était destiné à abuser les acheteurs du marché romain. Pour elle, les auteurs de la supercherie avaient revendiqué leur forfait en signant la lame de plomb cachée à l’intérieur de l’Apollon, mais s’étaient trahis en imitant imparfaitement l’écriture archaïque dans la dédicace apposée sur le pied de la statue11.
12 Bieber, 1970, p. 87 ; Richter, 1970, p. 144-145 ; Lauter, 1971, p. 600 ; Willers, 1975, p. 17 ; Fuc (...)
13 Soprintendenza speciale per i Beni archeologici di Pompei, Ercolano e Stabia, inv. 22924. La notice (...)
14 Voir en dernier lieu, avec diverses nuances, Daehner, Lapatin dans Exp. Florence-Los Angeles-Washin (...)
15 Hallof, Kansteiner, 2015, p. 503-505.
16 Brendel, 1978, p. 306 ; Congdon, 1981, p. 61-62 ; Zagdoun, 1989, p. 147-148, 213 ; Kreikenbom, 1990 (...)
7La thèse de Sismondo Ridgway fut loin d’emporter une adhésion immédiate12. En 1978, on découvrit cependant une statue très semblable à l’Apollon de Piombino dans la maison de C. Iulius Polybius à Pompéi, où elle était utilisée comme trapézophore13. Cette trouvaille remarquable a paru confirmer la thèse de Sismondo Ridgway, qui prévaut largement aujourd’hui14, certains épigraphistes ayant même cru pouvoir arguer de la lame de plomb pour dater la statue du début du ier siècle après J.-C.15 Plusieurs savants continuent cependant à attribuer l’Apollon de Piombino aux vie-ve siècles16. Ni les uns ni les autres n’ont été en mesure d’établir l’origine de la statue, qui reste aujourd’hui imprécisément grecque quand elle n’est pas considérée comme étrusque.
8L’étude des inscriptions et l’analyse de la controverse ayant opposé Letronne à Raoul-Rochette permettent non seulement de lever cette double aporie, mais aussi d’appréhender la fonction exacte de l’Apollon de Piombino, bien différente de celle qu’on lui prête aujourd’hui.
La dédicace inscrite sur le pied gauche de la statue
17 Longpérier, A., 1868, p. 16.
9Le fil d’argent qui rehaussait la dédicace a en grande partie disparu, mais l’empreinte des lettres se distingue encore nettement sur deux lignes. Au-dessus de ces deux lignes, on en devine une troisième, aujourd’hui très abîmée. Adrien de Longpérier est parvenu à établir qu’elle portait le nom de Charidamos17, qui est donc l’auteur de la dédicace à Athéna : Χαρ̣ί̣δα̣µ̣ος̣ | Ἀθαναίαι̣ | δεκάταν (fig. 4-5).
Fig. 4. La dédicace inscrite sur le pied gauche de la statue
Fig. 4. La dédicace inscrite sur le pied gauche de la statue
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D’après A. de Longpérier, Notice des bronzes antiques exposés dans les galeries du Musée impérial du Louvre (ancien fonds et Musée Napoléon III). Première partie, Paris, 1868, p. 16.
Fig. 5. État de la dédicace en 2014
Fig. 5. État de la dédicace en 2014
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© RMN-Grand Palais (musée du Louvre)/Stéphane Maréchalle.
10Sur le plan de la paléographie, la forme de l’epsilon, du kappa, du nu et du sigma, comme la taille réduite des lettres rondes, permettent de placer l’inscription entre 200 et 50 avant J.-C. ; l’absence d’apices s’explique par la technique employée, qui associait gravure et incrustation. L’écriture ne peut en aucun cas être définie comme « archaïsante » ou « pseudo-archaïque », et n’autorise donc pas à faire de la statue un faux antique. Du point de vue de la morphologie, la préservation du A long montre en revanche que le dédicant de la statue s’exprimait dans un dialecte du groupe occidental, ce qui laisse certes un grand nombre de possibilités, mais permet au moins d’exclure l’Attique et l’Ionie.
18 Lindos 251, l. 4, fournit la dernière occurrence. Voir provisoirement Badoud 2015, p. 45.
11Si l’on considère maintenant la répartition des inscriptions mentionnant le nom de Charidamos, il s’avère que Rhodes fournit environ 30 % du corpus, bien plus qu’aucune autre cité, qu’aucune région même, du monde hellénophone. Or, dans la dédicace, Athéna est appelée Athanaia. Il s’agit là du vieux nom de la déesse, peu fréquent dans les inscriptions, si ce n’est, une nouvelle fois, à Rhodes, qui fournit à elle seule près de 70 % du corpus. À compter du iiie siècle, la forme Athanaia n’est plus usitée qu’à Lindos, d’où elle disparaît après 115 avant J.-C.18
19 Lindos 175 fournit la dernière occurrence ; la structure de l’inscription est presque celle de la d (...)
20 Voir infra, p. 70.
12Le dernier mot de l’inscription, dékata, est lui aussi digne d’intérêt, dans la mesure où le sanctuaire d’Athana Lindia a fourni une très riche série de dîmes offertes à la déesse, qui commence à l’époque archaïque pour s’achever, une nouvelle fois, au iie siècle avant J.-C.19 Le même mot prouve en outre que la statue n’est pas une offrande ancienne dont Charidamos se serait contenté de renouveler la dédicace, comme cela se produisait parfois20, mais qu’elle a tout au contraire été fabriquée grâce aux gains qu’il avait réalisés dans une opération quelconque. À en juger par sa seule dédicace, l’Apollon de Piombino est donc une statue archaïsante produite à Rhodes au iie siècle avant J.-C., et consacrée à Athana Lindia.
21 Alroth, 1989, p. 84.
13Letronne et Raoul-Rochette ont âprement débattu de l’usage de dédier ainsi (ou non) la statue d’un dieu à un autre dieu. Cet usage est aujourd’hui mieux compris, grâce notamment aux travaux de Brita Alroth, qui a forgé le concept de visiting god pour en rendre compte. L’historienne suédoise a en particulier montré que si certains dieux n’entretenaient aucune espèce de relation, d’autres se fréquentaient régulièrement. Elle se demandait à ce propos si Apollon n’était pas l’une des divinités les mieux représentées parmi les figurines de terre cuite dédiées à Athana Lindia21. L’identification des effigies, qu’elle considérait encore comme incertaine, et l’origine attribuée à l’Apollon de Piombino se renforcent désormais l’une l’autre.
La lame de plomb portant la signature des sculpteurs
22 Sismondo Ridgway 1967, p. 44, n. 12.
23 Dubois, 1843.
14Venons-en maintenant à la lame de plomb et à la polémique qui a entouré sa découverte. Le résumé qui en a été donné en 1967 montre à quel point celle-ci a été mal comprise : Dubois aurait été accusé d’avoir forgé le document pour jouer un tour à Letronne, mais ses fonctions et son âge au moment des faits le mettraient à l’abri de tout soupçon22. Tout au contraire, Dubois a été accusé d’avoir commis un faux pour servir les intérêts de Letronne dans ce qui est probablement la plus longue et la plus violente controverse qu’ait connue l’Académie, et son activité de faussaire ne fait absolument aucun doute, puisque lui-même l’a publiquement reconnue dans sa réponse au premier article de Piot. Dubois y assurait cependant que cette activité, limitée à quelques dessins frauduleusement vendus comme des copies de vases grecs, avait cessé depuis longtemps, et qu’il n’était pas l’auteur de la lame découverte dans l’Apollon23 ; faut-il le croire ?
24 Institut de France, ms 2231.
25 Supra, p. 66.
26 Supra, n. 24.
15L’étude de la correspondance de Piot24 montre que Raoul-Rochette et Charles Lenormant sont à l’origine des accusations lancées contre Dubois, à l’endroit duquel les deux conservateurs du Cabinet des médailles entretenaient, pour des raisons diverses, une animosité personnelle. Raoul-Rochette avait également été le protecteur d’Adrien de Longpérier, qui, devenu conservateur au Louvre, déclara la lame fausse et la fit retirer des vitrines du musée25. Le même Raoul-Rochette s’était cependant refusé à apporter publiquement son soutien à Piot lorsque celui-ci avait été pris à partie par Dubois et Letronne, se bornant à lui conseiller de retirer ses accusations s’il n’était pas en mesure de les étayer26.
27 Letronne, 1845, p. 143.
16Letronne, de son côté, avait bien vu que l’un des deux sculpteurs nommés dans l’inscription portait un nom en –phôn, et qu’il était originaire de Rhodes27. Or, compte tenu de l’état de la documentation au milieu du xixe siècle, il était rigoureusement impossible de présumer l’origine rhodienne de l’Apollon trouvé au large de Piombino : Letronne lui-même ne l’a d’ailleurs jamais envisagée. En d’autres termes, la signature inscrite sur la lame de plomb confirme l’analyse de la dédicace, laquelle établit en retour l’authenticité du document découvert par Dubois et publié par Letronne.
17L’examen matériel du document, longtemps considéré comme perdu, mais retrouvé à la faveur d’un récolement réalisé en 2009 – alors que je m’étais enquis de son sort –, permet d’aboutir indépendamment à la même conclusion, puisque les fragments présentent des concrétions qui recouvrent également le sillon des lettres de l’inscription (fig. 6a, b et c). La gravure de la lame est donc antérieure à l’immersion de la statue ; elle est bien antique, et ne peut plus être considérée comme l’œuvre d’un faussaire.
Fig. 6a, b et c. Les fragments de la lame de plomb, après restauration
Fig. 6a, b et c. Les fragments de la lame de plomb, après restauration
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Louvre, Br 2a-c.
© Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais/ Hervé Lewandowski.
18Le document n’en pose pas moins trois problèmes majeurs. Le premier, que Letronne s’est employé à relativiser, est celui de sa paléographie, qui a paru nettement plus récente que celle de la dédicace ; le deuxième, qu’il a laissé entièrement ouvert, est celui de sa restitution ; le troisième, qu’il a tout simplement dissimulé, est celui de sa morphologie, la forme ἐπόουν demeurant à ce jour un hapax.
28 Lindos 617.
29 Voir par exemple Nilsson, 1909, p. 465, no 340.9 (193 av. J.-C.), et p. 362, no 33.10 (ca 116 av. J (...)
19D’un point de vue paléographique, les lettres, munies de grands apices, revêtent incontestablement un aspect tardif. Le nu et le pi ont des jambes égales ou presque, la barre du phi déborde en haut, le omikron et le oméga occupent toute la hauteur de la ligne ; surtout, le sigma affecte une forme carrée qui n’apparaît guère – à en juger par les publications – que dans une trentaine d’inscriptions rhodiennes, imputables, en règle générale, à l’époque impériale. La règle connaît certes au moins une exception, puisque le sigma carré est attesté à Lindos au iie siècle (?) avant J.-C.28 : cela pourra sembler trop peu pour soutenir une datation de la lame à l’époque hellénistique, mais il ne faut pas perdre de vue que la gravure de la pierre, où le ciseau percute un matériau dur, n’a guère de rapport avec celle du plomb, où la pointe incise un matériau mou, comme c’était également le cas dans la gravure des matrices en argile destinées à être imprimées, après cuisson, sur les anses des amphores commerciales rhodiennes. Les timbres amphoriques qui, par centaines de milliers, témoignent de ce procédé d’écriture sont aujourd’hui assez précisément datés pour établir que le sigma carré, encore inconnu au iiie siècle, a fait l’objet d’un usage discret, mais répété, tout au long du iie siècle29. La lame de plomb peut donc appartenir à cette époque (et plutôt à sa fin), tout comme la dédicace.
30 Voir désormais Badoud, Fincker, Moretti, 2016, p. 345-416 (base A).
31 Dow, 1941, p. 341-360.
32 Badoud, 2010, p. 125-143 ; Badoud, 2015, p. 304.
33 Badoud, 2015, p. 281, no 106.
34 AER I, 7.
20Venons-en maintenant à l’établissement du texte. On se souvient que le deuxième sculpteur était originaire de Rhodes ; l’adjectif ʻPόδιος étant au singulier dans l’inscription, le premier sculpteur avait une origine différente. Tout en déclarant ne pas croire à l’authenticité de la lame, Raoul-Rochette est le premier à avoir suggéré d’y reconnaître Mènodotos de Tyr, qui n’était alors attesté que sur une base de statue découverte à Athènes30, mais dont Dow a justement fait observer qu’il appartenait en réalité à une dynastie de bronziers établie à Rhodes31. Une nouvelle analyse de cette dynastie, dont le savant américain a donné une reconstitution erronée (qui amena à placer la prétendue restauration de l’Apollon vers 56 av. J.-C.), permet aujourd’hui d’affirmer que Mènodotos de Tyr a déployé son activité au tournant des iie et ier siècles avant J.-C., spécialement sur l’acropole de Lindos32. Parmi les très nombreux artistes attestés dans l’épigraphie rhodienne, il est le seul à pouvoir être identifié au premier sculpteur mentionné sur la lame de plomb. Que dire alors de son associé ? Jusqu’à présent, on ne connaissait aucun artiste rhodien dont le nom se terminât en –phôn, ce qui ne pouvait que renforcer les soupçons de faux pesant sur la lame ; mais en examinant le fonds d’estampages constitué au moment de l’occupation italienne du Dodécanèse, j’ai eu la chance de découvrir une inscription inédite, dont il m’a ensuite été possible de retrouver l’original au musée de Rhodes33. Il s’agit d’une base sur laquelle apparaît la signature d’un sculpteur nommé Xénophôn fils de Pausanias, de Rhodes, que la paléographie autorise tout à fait à identifier au –phôn de Rhodes mentionné sur la lame de plomb. Il y a plus : le monument sculpté par Xénophôn a été offert à Peithô, la déesse de la persuasion érotique, puis politique. Or, dans tout le monde grec, on ne connaît qu’une seule autre dédicace à Peithô, associée cette fois à Hermès ; non seulement cette dédicace provient de Rhodes, mais elle a été signée par Charmolas et son frère Mènodotos de Tyr34. Nous pouvons donc reconnaître en Xénophôn de Rhodes et Mènodotos de Tyr deux artistes contemporains, et rétablir leurs noms sur la lame de plomb.
35 Rossignol, 1850, p. 108-110, est le seul à avoir attiré l’attention sur ce problème, dont il arguai (...)
21Ne reste alors plus qu’un seul mot à examiner dans notre inscription : le verbe que Letronne lisait ἐπόο[υν], et qu’il présentait comme un « imparfait attique ». La forme n’a toutefois rien d’attique, et constitue même un barbarisme que l’on aurait eu beau jeu d’attribuer à un faussaire ignorant du grec, comme l’était Dubois, si Letronne n’en avait pas dissimulé l’incongruité derrière son autorité de philologue, et cela sans s’inquiéter du fait que la dédicace était rédigée dans un dialecte différent35. En réalité, la quatrième lettre du verbe n’est pas un omikron, mais un iota, qui se distingue nettement sur la lame, et à droite duquel apparaît encore la haste d’un êta. Il faut donc lire et restituer : [Μ]ηνόδο|[τος Τύριος καì Ξενο]|φῶν ‛Pόδ[ι|]ος ἐποί̣η̣[σαν], « Mènodotos de Tyr et Xénophôn de Rhodes ont fait (la statue). »
Un contexte singulier pour une pratique singulière
36 Letronne, 1845, p. 170.
37 Sismondo Ridgway 1967, p. 71 ; cf., en dernier lieu, Hemingway 2015, p. 69 ; Hurwit 2015, p. 21 ; C (...)
38 Bieber, 1970, p. 88.
22L’hypothèse d’une supercherie commise par Dubois écartée, comment expliquer qu’une lame de plomb portant la signature des auteurs de l’Apollon de Piombino ait été insérée dans la statue ? Letronne posait déjà la question : selon lui, les deux artistes, empêchés de signer la base destinée à accueillir l’ouvrage, ou craignant qu’il n’en fût un jour retiré, avaient recouru à ce procédé pour obtenir une « gloire à distance » lorsque sa destruction révélerait le plomb marqué à leurs noms36. Sismondo Ridgway et les archéologues qui considèrent avec elle l’Apollon de Piombino comme un faux antique ont imposé une explication légèrement différente : les deux sculpteurs, ne pouvant signer une œuvre qu’ils devaient faire passer pour archaïque, auraient ressenti le besoin d’affirmer leur paternité – ou leur fierté d’avoir dupé le client romain – d’une manière qui était destinée à demeurer indétectable37. Enfin, Margarete Bieber a suggéré que la lame pouvait avoir appartenu à une autre statue, et avoir été utilisée comme matériel de remplissage lors de la réparation de l’Apollon38.
39 Dow, 1941, p. 358.
40 Supra, p. 67-68.
23Cette dernière hypothèse, qui se contente de déplacer le problème qu’elle entend résoudre, peut être immédiatement écartée, puisque l’Apollon n’a pas subi les dommages qu’elle suppose. Parce qu’elle est éminemment contradictoire, l’idée qu’il ait fallu détruire la statue pour attirer l’attention sur ses auteurs ne peut pas davantage être retenue. Malgré sa popularité, celle qui ferait de la lame une marque de l’orgueil de faussaires antiques est tout aussi insatisfaisante, la marque en question ayant été conçue pour demeurer inaperçue. Tout en se méprenant sur le rôle joué par les deux sculpteurs, dans lesquels il voyait les auteurs d’une réparation antique, Dow se demandait s’il ne fallait pas considérer la lame comme « a reminder to the god of their work39 ». C’est à n’en pas douter le début de la bonne explication : au même titre, par exemple, qu’une partie des décors sculptés dans l’architecture religieuse, la signature, dissimulée aux yeux des humains, ne peut valoir que pour la divinité à laquelle la statue a été consacrée. Or, on l’a vu, la dédicace gravée sur le pied de l’Apollon démontre que la statue a été conçue, non pour duper le client romain, mais comme une offrande à Athéna40. Les deux inscriptions s’éclairent donc mutuellement : un léger détour permettra de réaliser à quel point.
41 Momigliano, 1951, p. 150-151.
42 D.Chr. 31.141.
24Dans un discours célèbre, prononcé à Rhodes sous le règne, semble-t-il, de Vespasien41, Dion Chrysostome a dénoncé une pratique qu’il jugeait impie, en s’appuyant sur des témoignages locaux pour la situer dans son évolution historique : à l’en croire, les Rhodiens avaient commencé par autoriser que l’on s’épargnât le coût de fabrication d’une statue honorifique (εἰκών) en en remployant une ancienne, si celle-ci était abîmée et désolidarisée de sa base ; cette mesure avait ensuite été étendue aux sculptures installées sur des bases anépigraphes, avant de finir par englober, à son époque, des œuvres conservant leur dédicace originelle42.
43 AER II, 66 (règne de Vespasien) ; Lindos 447 (règne de Nerva) ; Lindos 427 ; Lindos 556-558.
44 TRI 27, l. 30-44.
45 Lindos 2 (nouvelle édition du décret dans TRI 24). Sur la signification de l’inscription, voir Bres (...)
46 D.Chr. 31.89.
25Quelques bases d’époque impériale (dont la plus ancienne remonte précisément au règne de Vespasien) présentent une regravure de la dédicace qui illustre la dernière phase du processus évoqué par l’orateur43. Plus en amont, un décret nous apprend que, confrontés à des difficultés financières, les Lindiens résolurent de mettre aux enchères le droit d’apposer une nouvelle dédicace sur les bases de statues honorifiques (ἀνδριάντες) dont l’inscription avait disparu ou était devenue inintelligible44 : cela se passait en 22 après J.-C., époque qui marquait donc, à Lindos tout au moins, le début de la deuxième phase évoquée par Dion Chrysostome à propos de la ville de Rhodes. Continuons notre remontée : en 99 avant J.-C., la « Chronique de Lindos » se proposait de cataloguer les principales offrandes (ἀναθέματα) dont le temps, voire un accident, avait causé la ruine, ou rendu les dédicaces illisibles45. La décision de rédiger le catalogue des offrandes n’est pas mise en relation avec un quelconque remploi de leurs bases, qui ne semble avoir débuté qu’un siècle plus tard (car les statues honorifiques, consacrées aux dieux, étaient bien une catégorie d’offrandes, comme Dion Chrysostome le souligne pour mettre en relief le sacrilège commis par les Rhodiens46). Nous pourrions donc nous situer là dans la première phase décrite par l’orateur, celle où une statue-portrait désolidarisée de sa base pouvait être utilisée pour le compte d’un nouvel honorandus (et une effigie divine reconsacrée par un nouveau dédicant ?), ou un peu avant. Quoi qu’il en soit, l’existence d’offrandes inintelligibles était un sujet de préoccupation à l’endroit précis et au moment même où l’Apollon dit « de Piombino » venait d’être offert à Athéna. N’est-ce donc pas pour se prémunir contre l’usure du temps que Mènodotos et Xénophôn déposèrent leur signature dans la statue, et que Charidamos y fit graver sa dédicace ? Pour la divinité, les sculpteurs resteraient ainsi à jamais liés à leur ouvrage, et le commanditaire à son offrande.
De Lindos à Piombino
47 Badoud, 2011, p. 118.
48 D.C. 47.33.
49 TRI 25, l. 40-44.
50 Strab. 5.2.6.
26Déprédation ponctuelle, pillage ou achat : autant de manières d’expliquer que l’Apollon de Lindos ait été arraché à son sanctuaire. Au milieu du ier siècle avant J.-C., le consul P. Lentulus revenait ainsi de Rhodes, et sans doute plus précisément Lindos, avec une tête signée par Charès, qu’il fit exposer sur le Capitole47 ; devenus maîtres de Rhodes en 42, les partisans de Brutus allèrent jusqu’à piller les sanctuaires de la cité48 ; en 22 après J.-C., le décret de Lindos déjà mentionné interdisait d’enlever toute statue au sanctuaire d’Athéna, sauf dérogation49... Le fait est que l’Apollon fut chargé dans un navire qui fit naufrage au large de Populonia, ville presque abandonnée depuis les guerres civiles50 et qui n’était donc pas, selon toute vraisemblance, sa destination finale. Aux yeux de ses nouveaux propriétaires, la statue devait acquérir une valeur nouvelle, purement ornementale, dont témoigne le lampadophore découvert dans la maison de C. Iulius Polybius à Pompéi ; avant d’être ainsi réunis en Italie, les deux Apollons avaient revêtu des fonctions différentes dans deux sociétés qui ne l’étaient pas moins.
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Apollon de Piombino
En 1834, le Louvre faisait l’acquisition d’une statue en bronze découverte au large de Piombino, en Toscane (fig. 1). Sa configuration générale évoquait de près celle de l’Apollon Payne Knight1, réplique miniature de l’image du dieu que Canachos de Sicyone avait élevée à Didymes, à une date que l’on savait déjà antérieure à la destruction du sanctuaire par Xerxès, et que l’on situe aujourd’hui entre 499 et 4942. Toutefois, la sculpture du Louvre portait sur son pied gauche une inscription qui la présentait comme une « dîme à Athéna » (fig. 2). Or il paraissait inconcevable que la statue d’une divinité, Apollon, fût dédiée à une autre divinité, Athéna. Pour Désiré Raoul-Rochette, qui fut le premier à l’étudier de manière approfondie, la statue représentait donc un éphèbe, et remontait à l’époque archaïque. La paléographie de la dédicace semblait certes postérieure à cette époque, mais y avait-il lieu de tirer argument chronologique d’une « inscription à-peu-près unique dans son genre, et consistant en deux mots seulement, où la lettre A est répétée six fois3 » ?
Fig. 1. L’Apollon dit « de Piombino »
Fig. 1. L’Apollon dit « de Piombino »
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H. 115 cm, musée du Louvre, Br 2.
© RMN-Grand Palais (musée du Louvre)/Les frères Chuzeville.
Fig. 2. La dédicace inscrite sur le pied gauche de la statue
Fig. 2. La dédicace inscrite sur le pied gauche de la statue
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Telle que reproduite pour le compte de D. Raoul-Rochette dans les Monumens inédits publiés par l’Institut de correspondance archéologique I, Rome, Paris, 1829-1833, pl. LIX.
4 Letronne, 1834, p. 198-232, 235-236.
2Confrère et rival de Raoul-Rochette à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Jean-Antoine Letronne était précisément de cet avis. Le style de la statue, notamment le modelé du dos et le travail des articulations, l’incitait en effet à y reconnaître une œuvre d’imitation, que la paléographie de la dédicace l’amenait à dater du iiie siècle avant J.-C. Cette même dédicace, en revanche, n’empêchait pas de considérer la statue comme un Apollon, puisque les Anciens avaient plus d’une fois dédié la statue d’un dieu à un autre dieu4.
5 Letronne, 1845, p. 128-176 (imprimé sous forme monographique en 1843).
3Éphèbe archaïque ou Apollon archaïsant ? La controverse en était à ce stade encore embryonnaire lorsque la statue commença à se couvrir d’altérations dont rien ne paraissait pouvoir entraver la progression. L’un des sous-conservateurs du Louvre, Jean-Joseph Dubois, s’avisa cependant que la cause du phénomène devait être cherchée dans les sédiments marins restés piégés à l’intérieur du bronze. Il fut donc décidé de faire sortir par les orbites de la statue tout ce qui ne pouvait être extrait à travers le trou pratiqué dans le talon gauche. C’est alors, en août 1842, que les ouvriers du musée découvrirent, au milieu d’un agglomérat de sable et de gravier auquel se mêlaient les résidus de l’âme de la statue, trois fragments d’une lame de plomb portant des lettres grecques (un quatrième fragment similaire avait été malencontreusement détruit). Aussitôt informé, Letronne y reconnut la signature de deux sculpteurs, dont les noms n’étaient ni entièrement conservés ni même restituables, mais qu’il tint pour les auteurs de la statue (fig. 3) : [.]ηνόδο[τος --- καὶ ---]φῶν ‛Ρόδ[ι]ος ἐπόο[υν]. La paléographie de cette nouvelle inscription interdisait de la faire remonter au-delà du ier siècle avant J.-C. : le bronze était donc bien une œuvre d’imitation, plus récente encore que la dédicace ne l’avait d’abord laissé supposer5.
Fig. 3a, b et c. Les fragments de la lame de plomb découverts à l’intérieur de la statue
Fig. 3a, b et c. Les fragments de la lame de plomb découverts à l’intérieur de la statue
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Tels que reproduits pour le compte de J.-A. Letronne dans les Mémoires de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres XV, Paris, 1845, p. 139 et 143.
6 Piot, 1842a, p. 481-486.
4Telles étaient les principales conclusions de la communication que Letronne lut devant l’Académie le 30 septembre 1842. Quatre mois plus tard, alors que cette communication était encore inédite, Eugène Piot faisait paraître un article retentissant dans le premier numéro du Cabinet de l’amateur et de l’antiquaire, dont il était le directeur : il y insinuait que la lame présentée à l’Académie était un faux, inspiré par une inscription conservée au Cabinet des médailles6. La rumeur enfla, et désigna bien vite Dubois comme l’auteur de la supercherie.
7 Dubois 1843; Piot, 1842b, p. 529-540.
8 Voir principalement Raoul-Rochette, 1847, p. 101-309 ; Letronne, 1844, p. 439-444 ; Letronne, 1848, (...)
9 Longpérier, 1868, p. 17 ; voir infra, p. 67.
5Piot fut menacé d’un procès en diffamation, Dubois exigea un droit de réponse qui lui fut refusé ; il fit donc paraître à son propre compte une défense bien maladroite, à laquelle son adversaire répondit par de nouvelles accusations7. Quant à Raoul-Rochette et à Letronne, ils développèrent sur plusieurs centaines de pages la controverse entamée huit ans plus tôt8, mais moururent au milieu du xixe siècle sans que le débat ne fût tranché. Sur le plan social, Letronne fut incontestablement vainqueur : sa promotion à la tête de la Bibliothèque royale, qui fit de lui le supérieur hiérarchique de son rival – trop conservateur pour n’avoir rien à espérer de la Monarchie de Juillet et démis de ses fonctions aussitôt après la révolution de 1848 –, ne fut que l’une des étapes d’une très brillante carrière. Sur le plan scientifique, en revanche, l’avantage resta à Raoul-Rochette. On s’accorda en effet à regarder la statue comme un Apollon, mais on en fit une œuvre du vie ou du ve siècle avant J.-C., et ce d’autant plus facilement que la lame fut considérée comme perdue après avoir été déclarée fausse par la dernière personne à l’avoir examinée9.
10 Dow, 1941, p. 357-359.
11 Sismondo Ridgway, 1967, p. 43-75 ; cf. Sismondo Ridgway, 2004, p. 553 (réédition mise à jour d’une (...)
6Il fallut attendre le milieu du xxe siècle pour que la thèse de Letronne connût un premier regain de faveur, rendu possible par l’oubli dans lequel était désormais tombée la figure sulfureuse de Dubois. En 1941, Sterling Dow déclarait ainsi ne voir aucune raison de douter de l’authenticité de la lame de plomb. Néanmoins convaincu de l’archaïsme de la statue, il proposait de l’attribuer aux auteurs d’une réparation antique10. En 1967, au terme d’une analyse stylistique très poussée, qui rejoignait sur plus d’un point celle de Letronne, Brunilde Sismondo Ridgway conclut que l’Apollon de Piombino ne pouvait appartenir ni à l’époque archaïque ni au style sévère. Dans son opinion – maintes fois réaffirmée jusqu’en 2016 –, il ne pouvait s’agir que d’une œuvre du ier siècle avant J.-C., dont le style archaïsant était destiné à abuser les acheteurs du marché romain. Pour elle, les auteurs de la supercherie avaient revendiqué leur forfait en signant la lame de plomb cachée à l’intérieur de l’Apollon, mais s’étaient trahis en imitant imparfaitement l’écriture archaïque dans la dédicace apposée sur le pied de la statue11.
12 Bieber, 1970, p. 87 ; Richter, 1970, p. 144-145 ; Lauter, 1971, p. 600 ; Willers, 1975, p. 17 ; Fuc (...)
13 Soprintendenza speciale per i Beni archeologici di Pompei, Ercolano e Stabia, inv. 22924. La notice (...)
14 Voir en dernier lieu, avec diverses nuances, Daehner, Lapatin dans Exp. Florence-Los Angeles-Washin (...)
15 Hallof, Kansteiner, 2015, p. 503-505.
16 Brendel, 1978, p. 306 ; Congdon, 1981, p. 61-62 ; Zagdoun, 1989, p. 147-148, 213 ; Kreikenbom, 1990 (...)
7La thèse de Sismondo Ridgway fut loin d’emporter une adhésion immédiate12. En 1978, on découvrit cependant une statue très semblable à l’Apollon de Piombino dans la maison de C. Iulius Polybius à Pompéi, où elle était utilisée comme trapézophore13. Cette trouvaille remarquable a paru confirmer la thèse de Sismondo Ridgway, qui prévaut largement aujourd’hui14, certains épigraphistes ayant même cru pouvoir arguer de la lame de plomb pour dater la statue du début du ier siècle après J.-C.15 Plusieurs savants continuent cependant à attribuer l’Apollon de Piombino aux vie-ve siècles16. Ni les uns ni les autres n’ont été en mesure d’établir l’origine de la statue, qui reste aujourd’hui imprécisément grecque quand elle n’est pas considérée comme étrusque.
8L’étude des inscriptions et l’analyse de la controverse ayant opposé Letronne à Raoul-Rochette permettent non seulement de lever cette double aporie, mais aussi d’appréhender la fonction exacte de l’Apollon de Piombino, bien différente de celle qu’on lui prête aujourd’hui.
La dédicace inscrite sur le pied gauche de la statue
17 Longpérier, A., 1868, p. 16.
9Le fil d’argent qui rehaussait la dédicace a en grande partie disparu, mais l’empreinte des lettres se distingue encore nettement sur deux lignes. Au-dessus de ces deux lignes, on en devine une troisième, aujourd’hui très abîmée. Adrien de Longpérier est parvenu à établir qu’elle portait le nom de Charidamos17, qui est donc l’auteur de la dédicace à Athéna : Χαρ̣ί̣δα̣µ̣ος̣ | Ἀθαναίαι̣ | δεκάταν (fig. 4-5).
Fig. 4. La dédicace inscrite sur le pied gauche de la statue
Fig. 4. La dédicace inscrite sur le pied gauche de la statue
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D’après A. de Longpérier, Notice des bronzes antiques exposés dans les galeries du Musée impérial du Louvre (ancien fonds et Musée Napoléon III). Première partie, Paris, 1868, p. 16.
Fig. 5. État de la dédicace en 2014
Fig. 5. État de la dédicace en 2014
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© RMN-Grand Palais (musée du Louvre)/Stéphane Maréchalle.
10Sur le plan de la paléographie, la forme de l’epsilon, du kappa, du nu et du sigma, comme la taille réduite des lettres rondes, permettent de placer l’inscription entre 200 et 50 avant J.-C. ; l’absence d’apices s’explique par la technique employée, qui associait gravure et incrustation. L’écriture ne peut en aucun cas être définie comme « archaïsante » ou « pseudo-archaïque », et n’autorise donc pas à faire de la statue un faux antique. Du point de vue de la morphologie, la préservation du A long montre en revanche que le dédicant de la statue s’exprimait dans un dialecte du groupe occidental, ce qui laisse certes un grand nombre de possibilités, mais permet au moins d’exclure l’Attique et l’Ionie.
18 Lindos 251, l. 4, fournit la dernière occurrence. Voir provisoirement Badoud 2015, p. 45.
11Si l’on considère maintenant la répartition des inscriptions mentionnant le nom de Charidamos, il s’avère que Rhodes fournit environ 30 % du corpus, bien plus qu’aucune autre cité, qu’aucune région même, du monde hellénophone. Or, dans la dédicace, Athéna est appelée Athanaia. Il s’agit là du vieux nom de la déesse, peu fréquent dans les inscriptions, si ce n’est, une nouvelle fois, à Rhodes, qui fournit à elle seule près de 70 % du corpus. À compter du iiie siècle, la forme Athanaia n’est plus usitée qu’à Lindos, d’où elle disparaît après 115 avant J.-C.18
19 Lindos 175 fournit la dernière occurrence ; la structure de l’inscription est presque celle de la d (...)
20 Voir infra, p. 70.
12Le dernier mot de l’inscription, dékata, est lui aussi digne d’intérêt, dans la mesure où le sanctuaire d’Athana Lindia a fourni une très riche série de dîmes offertes à la déesse, qui commence à l’époque archaïque pour s’achever, une nouvelle fois, au iie siècle avant J.-C.19 Le même mot prouve en outre que la statue n’est pas une offrande ancienne dont Charidamos se serait contenté de renouveler la dédicace, comme cela se produisait parfois20, mais qu’elle a tout au contraire été fabriquée grâce aux gains qu’il avait réalisés dans une opération quelconque. À en juger par sa seule dédicace, l’Apollon de Piombino est donc une statue archaïsante produite à Rhodes au iie siècle avant J.-C., et consacrée à Athana Lindia.
21 Alroth, 1989, p. 84.
13Letronne et Raoul-Rochette ont âprement débattu de l’usage de dédier ainsi (ou non) la statue d’un dieu à un autre dieu. Cet usage est aujourd’hui mieux compris, grâce notamment aux travaux de Brita Alroth, qui a forgé le concept de visiting god pour en rendre compte. L’historienne suédoise a en particulier montré que si certains dieux n’entretenaient aucune espèce de relation, d’autres se fréquentaient régulièrement. Elle se demandait à ce propos si Apollon n’était pas l’une des divinités les mieux représentées parmi les figurines de terre cuite dédiées à Athana Lindia21. L’identification des effigies, qu’elle considérait encore comme incertaine, et l’origine attribuée à l’Apollon de Piombino se renforcent désormais l’une l’autre.
La lame de plomb portant la signature des sculpteurs
22 Sismondo Ridgway 1967, p. 44, n. 12.
23 Dubois, 1843.
14Venons-en maintenant à la lame de plomb et à la polémique qui a entouré sa découverte. Le résumé qui en a été donné en 1967 montre à quel point celle-ci a été mal comprise : Dubois aurait été accusé d’avoir forgé le document pour jouer un tour à Letronne, mais ses fonctions et son âge au moment des faits le mettraient à l’abri de tout soupçon22. Tout au contraire, Dubois a été accusé d’avoir commis un faux pour servir les intérêts de Letronne dans ce qui est probablement la plus longue et la plus violente controverse qu’ait connue l’Académie, et son activité de faussaire ne fait absolument aucun doute, puisque lui-même l’a publiquement reconnue dans sa réponse au premier article de Piot. Dubois y assurait cependant que cette activité, limitée à quelques dessins frauduleusement vendus comme des copies de vases grecs, avait cessé depuis longtemps, et qu’il n’était pas l’auteur de la lame découverte dans l’Apollon23 ; faut-il le croire ?
24 Institut de France, ms 2231.
25 Supra, p. 66.
26 Supra, n. 24.
15L’étude de la correspondance de Piot24 montre que Raoul-Rochette et Charles Lenormant sont à l’origine des accusations lancées contre Dubois, à l’endroit duquel les deux conservateurs du Cabinet des médailles entretenaient, pour des raisons diverses, une animosité personnelle. Raoul-Rochette avait également été le protecteur d’Adrien de Longpérier, qui, devenu conservateur au Louvre, déclara la lame fausse et la fit retirer des vitrines du musée25. Le même Raoul-Rochette s’était cependant refusé à apporter publiquement son soutien à Piot lorsque celui-ci avait été pris à partie par Dubois et Letronne, se bornant à lui conseiller de retirer ses accusations s’il n’était pas en mesure de les étayer26.
27 Letronne, 1845, p. 143.
16Letronne, de son côté, avait bien vu que l’un des deux sculpteurs nommés dans l’inscription portait un nom en –phôn, et qu’il était originaire de Rhodes27. Or, compte tenu de l’état de la documentation au milieu du xixe siècle, il était rigoureusement impossible de présumer l’origine rhodienne de l’Apollon trouvé au large de Piombino : Letronne lui-même ne l’a d’ailleurs jamais envisagée. En d’autres termes, la signature inscrite sur la lame de plomb confirme l’analyse de la dédicace, laquelle établit en retour l’authenticité du document découvert par Dubois et publié par Letronne.
17L’examen matériel du document, longtemps considéré comme perdu, mais retrouvé à la faveur d’un récolement réalisé en 2009 – alors que je m’étais enquis de son sort –, permet d’aboutir indépendamment à la même conclusion, puisque les fragments présentent des concrétions qui recouvrent également le sillon des lettres de l’inscription (fig. 6a, b et c). La gravure de la lame est donc antérieure à l’immersion de la statue ; elle est bien antique, et ne peut plus être considérée comme l’œuvre d’un faussaire.
Fig. 6a, b et c. Les fragments de la lame de plomb, après restauration
Fig. 6a, b et c. Les fragments de la lame de plomb, après restauration
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Louvre, Br 2a-c.
© Musée du Louvre, Dist. RMN-Grand Palais/ Hervé Lewandowski.
18Le document n’en pose pas moins trois problèmes majeurs. Le premier, que Letronne s’est employé à relativiser, est celui de sa paléographie, qui a paru nettement plus récente que celle de la dédicace ; le deuxième, qu’il a laissé entièrement ouvert, est celui de sa restitution ; le troisième, qu’il a tout simplement dissimulé, est celui de sa morphologie, la forme ἐπόουν demeurant à ce jour un hapax.
28 Lindos 617.
29 Voir par exemple Nilsson, 1909, p. 465, no 340.9 (193 av. J.-C.), et p. 362, no 33.10 (ca 116 av. J (...)
19D’un point de vue paléographique, les lettres, munies de grands apices, revêtent incontestablement un aspect tardif. Le nu et le pi ont des jambes égales ou presque, la barre du phi déborde en haut, le omikron et le oméga occupent toute la hauteur de la ligne ; surtout, le sigma affecte une forme carrée qui n’apparaît guère – à en juger par les publications – que dans une trentaine d’inscriptions rhodiennes, imputables, en règle générale, à l’époque impériale. La règle connaît certes au moins une exception, puisque le sigma carré est attesté à Lindos au iie siècle (?) avant J.-C.28 : cela pourra sembler trop peu pour soutenir une datation de la lame à l’époque hellénistique, mais il ne faut pas perdre de vue que la gravure de la pierre, où le ciseau percute un matériau dur, n’a guère de rapport avec celle du plomb, où la pointe incise un matériau mou, comme c’était également le cas dans la gravure des matrices en argile destinées à être imprimées, après cuisson, sur les anses des amphores commerciales rhodiennes. Les timbres amphoriques qui, par centaines de milliers, témoignent de ce procédé d’écriture sont aujourd’hui assez précisément datés pour établir que le sigma carré, encore inconnu au iiie siècle, a fait l’objet d’un usage discret, mais répété, tout au long du iie siècle29. La lame de plomb peut donc appartenir à cette époque (et plutôt à sa fin), tout comme la dédicace.
30 Voir désormais Badoud, Fincker, Moretti, 2016, p. 345-416 (base A).
31 Dow, 1941, p. 341-360.
32 Badoud, 2010, p. 125-143 ; Badoud, 2015, p. 304.
33 Badoud, 2015, p. 281, no 106.
34 AER I, 7.
20Venons-en maintenant à l’établissement du texte. On se souvient que le deuxième sculpteur était originaire de Rhodes ; l’adjectif ʻPόδιος étant au singulier dans l’inscription, le premier sculpteur avait une origine différente. Tout en déclarant ne pas croire à l’authenticité de la lame, Raoul-Rochette est le premier à avoir suggéré d’y reconnaître Mènodotos de Tyr, qui n’était alors attesté que sur une base de statue découverte à Athènes30, mais dont Dow a justement fait observer qu’il appartenait en réalité à une dynastie de bronziers établie à Rhodes31. Une nouvelle analyse de cette dynastie, dont le savant américain a donné une reconstitution erronée (qui amena à placer la prétendue restauration de l’Apollon vers 56 av. J.-C.), permet aujourd’hui d’affirmer que Mènodotos de Tyr a déployé son activité au tournant des iie et ier siècles avant J.-C., spécialement sur l’acropole de Lindos32. Parmi les très nombreux artistes attestés dans l’épigraphie rhodienne, il est le seul à pouvoir être identifié au premier sculpteur mentionné sur la lame de plomb. Que dire alors de son associé ? Jusqu’à présent, on ne connaissait aucun artiste rhodien dont le nom se terminât en –phôn, ce qui ne pouvait que renforcer les soupçons de faux pesant sur la lame ; mais en examinant le fonds d’estampages constitué au moment de l’occupation italienne du Dodécanèse, j’ai eu la chance de découvrir une inscription inédite, dont il m’a ensuite été possible de retrouver l’original au musée de Rhodes33. Il s’agit d’une base sur laquelle apparaît la signature d’un sculpteur nommé Xénophôn fils de Pausanias, de Rhodes, que la paléographie autorise tout à fait à identifier au –phôn de Rhodes mentionné sur la lame de plomb. Il y a plus : le monument sculpté par Xénophôn a été offert à Peithô, la déesse de la persuasion érotique, puis politique. Or, dans tout le monde grec, on ne connaît qu’une seule autre dédicace à Peithô, associée cette fois à Hermès ; non seulement cette dédicace provient de Rhodes, mais elle a été signée par Charmolas et son frère Mènodotos de Tyr34. Nous pouvons donc reconnaître en Xénophôn de Rhodes et Mènodotos de Tyr deux artistes contemporains, et rétablir leurs noms sur la lame de plomb.
35 Rossignol, 1850, p. 108-110, est le seul à avoir attiré l’attention sur ce problème, dont il arguai (...)
21Ne reste alors plus qu’un seul mot à examiner dans notre inscription : le verbe que Letronne lisait ἐπόο[υν], et qu’il présentait comme un « imparfait attique ». La forme n’a toutefois rien d’attique, et constitue même un barbarisme que l’on aurait eu beau jeu d’attribuer à un faussaire ignorant du grec, comme l’était Dubois, si Letronne n’en avait pas dissimulé l’incongruité derrière son autorité de philologue, et cela sans s’inquiéter du fait que la dédicace était rédigée dans un dialecte différent35. En réalité, la quatrième lettre du verbe n’est pas un omikron, mais un iota, qui se distingue nettement sur la lame, et à droite duquel apparaît encore la haste d’un êta. Il faut donc lire et restituer : [Μ]ηνόδο|[τος Τύριος καì Ξενο]|φῶν ‛Pόδ[ι|]ος ἐποί̣η̣[σαν], « Mènodotos de Tyr et Xénophôn de Rhodes ont fait (la statue). »
Un contexte singulier pour une pratique singulière
36 Letronne, 1845, p. 170.
37 Sismondo Ridgway 1967, p. 71 ; cf., en dernier lieu, Hemingway 2015, p. 69 ; Hurwit 2015, p. 21 ; C (...)
38 Bieber, 1970, p. 88.
22L’hypothèse d’une supercherie commise par Dubois écartée, comment expliquer qu’une lame de plomb portant la signature des auteurs de l’Apollon de Piombino ait été insérée dans la statue ? Letronne posait déjà la question : selon lui, les deux artistes, empêchés de signer la base destinée à accueillir l’ouvrage, ou craignant qu’il n’en fût un jour retiré, avaient recouru à ce procédé pour obtenir une « gloire à distance » lorsque sa destruction révélerait le plomb marqué à leurs noms36. Sismondo Ridgway et les archéologues qui considèrent avec elle l’Apollon de Piombino comme un faux antique ont imposé une explication légèrement différente : les deux sculpteurs, ne pouvant signer une œuvre qu’ils devaient faire passer pour archaïque, auraient ressenti le besoin d’affirmer leur paternité – ou leur fierté d’avoir dupé le client romain – d’une manière qui était destinée à demeurer indétectable37. Enfin, Margarete Bieber a suggéré que la lame pouvait avoir appartenu à une autre statue, et avoir été utilisée comme matériel de remplissage lors de la réparation de l’Apollon38.
39 Dow, 1941, p. 358.
40 Supra, p. 67-68.
23Cette dernière hypothèse, qui se contente de déplacer le problème qu’elle entend résoudre, peut être immédiatement écartée, puisque l’Apollon n’a pas subi les dommages qu’elle suppose. Parce qu’elle est éminemment contradictoire, l’idée qu’il ait fallu détruire la statue pour attirer l’attention sur ses auteurs ne peut pas davantage être retenue. Malgré sa popularité, celle qui ferait de la lame une marque de l’orgueil de faussaires antiques est tout aussi insatisfaisante, la marque en question ayant été conçue pour demeurer inaperçue. Tout en se méprenant sur le rôle joué par les deux sculpteurs, dans lesquels il voyait les auteurs d’une réparation antique, Dow se demandait s’il ne fallait pas considérer la lame comme « a reminder to the god of their work39 ». C’est à n’en pas douter le début de la bonne explication : au même titre, par exemple, qu’une partie des décors sculptés dans l’architecture religieuse, la signature, dissimulée aux yeux des humains, ne peut valoir que pour la divinité à laquelle la statue a été consacrée. Or, on l’a vu, la dédicace gravée sur le pied de l’Apollon démontre que la statue a été conçue, non pour duper le client romain, mais comme une offrande à Athéna40. Les deux inscriptions s’éclairent donc mutuellement : un léger détour permettra de réaliser à quel point.
41 Momigliano, 1951, p. 150-151.
42 D.Chr. 31.141.
24Dans un discours célèbre, prononcé à Rhodes sous le règne, semble-t-il, de Vespasien41, Dion Chrysostome a dénoncé une pratique qu’il jugeait impie, en s’appuyant sur des témoignages locaux pour la situer dans son évolution historique : à l’en croire, les Rhodiens avaient commencé par autoriser que l’on s’épargnât le coût de fabrication d’une statue honorifique (εἰκών) en en remployant une ancienne, si celle-ci était abîmée et désolidarisée de sa base ; cette mesure avait ensuite été étendue aux sculptures installées sur des bases anépigraphes, avant de finir par englober, à son époque, des œuvres conservant leur dédicace originelle42.
43 AER II, 66 (règne de Vespasien) ; Lindos 447 (règne de Nerva) ; Lindos 427 ; Lindos 556-558.
44 TRI 27, l. 30-44.
45 Lindos 2 (nouvelle édition du décret dans TRI 24). Sur la signification de l’inscription, voir Bres (...)
46 D.Chr. 31.89.
25Quelques bases d’époque impériale (dont la plus ancienne remonte précisément au règne de Vespasien) présentent une regravure de la dédicace qui illustre la dernière phase du processus évoqué par l’orateur43. Plus en amont, un décret nous apprend que, confrontés à des difficultés financières, les Lindiens résolurent de mettre aux enchères le droit d’apposer une nouvelle dédicace sur les bases de statues honorifiques (ἀνδριάντες) dont l’inscription avait disparu ou était devenue inintelligible44 : cela se passait en 22 après J.-C., époque qui marquait donc, à Lindos tout au moins, le début de la deuxième phase évoquée par Dion Chrysostome à propos de la ville de Rhodes. Continuons notre remontée : en 99 avant J.-C., la « Chronique de Lindos » se proposait de cataloguer les principales offrandes (ἀναθέματα) dont le temps, voire un accident, avait causé la ruine, ou rendu les dédicaces illisibles45. La décision de rédiger le catalogue des offrandes n’est pas mise en relation avec un quelconque remploi de leurs bases, qui ne semble avoir débuté qu’un siècle plus tard (car les statues honorifiques, consacrées aux dieux, étaient bien une catégorie d’offrandes, comme Dion Chrysostome le souligne pour mettre en relief le sacrilège commis par les Rhodiens46). Nous pourrions donc nous situer là dans la première phase décrite par l’orateur, celle où une statue-portrait désolidarisée de sa base pouvait être utilisée pour le compte d’un nouvel honorandus (et une effigie divine reconsacrée par un nouveau dédicant ?), ou un peu avant. Quoi qu’il en soit, l’existence d’offrandes inintelligibles était un sujet de préoccupation à l’endroit précis et au moment même où l’Apollon dit « de Piombino » venait d’être offert à Athéna. N’est-ce donc pas pour se prémunir contre l’usure du temps que Mènodotos et Xénophôn déposèrent leur signature dans la statue, et que Charidamos y fit graver sa dédicace ? Pour la divinité, les sculpteurs resteraient ainsi à jamais liés à leur ouvrage, et le commanditaire à son offrande.
De Lindos à Piombino
47 Badoud, 2011, p. 118.
48 D.C. 47.33.
49 TRI 25, l. 40-44.
50 Strab. 5.2.6.
26Déprédation ponctuelle, pillage ou achat : autant de manières d’expliquer que l’Apollon de Lindos ait été arraché à son sanctuaire. Au milieu du ier siècle avant J.-C., le consul P. Lentulus revenait ainsi de Rhodes, et sans doute plus précisément Lindos, avec une tête signée par Charès, qu’il fit exposer sur le Capitole47 ; devenus maîtres de Rhodes en 42, les partisans de Brutus allèrent jusqu’à piller les sanctuaires de la cité48 ; en 22 après J.-C., le décret de Lindos déjà mentionné interdisait d’enlever toute statue au sanctuaire d’Athéna, sauf dérogation49... Le fait est que l’Apollon fut chargé dans un navire qui fit naufrage au large de Populonia, ville presque abandonnée depuis les guerres civiles50 et qui n’était donc pas, selon toute vraisemblance, sa destination finale. Aux yeux de ses nouveaux propriétaires, la statue devait acquérir une valeur nouvelle, purement ornementale, dont témoigne le lampadophore découvert dans la maison de C. Iulius Polybius à Pompéi ; avant d’être ainsi réunis en Italie, les deux Apollons avaient revêtu des fonctions différentes dans deux sociétés qui ne l’étaient pas moins.
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