Grotte des quatre vents, ancienne grotte des philosophes / Bagatelle
IV. Rapport de l'architecture anglaise au gardening
Si l'english garden a des traits généraux spécifiques, qu'en est-il, cependant, de l'architecture anglaise? Il est un palladianisme anglais d'une profonde originalité, celui, issu au XVIIe siècle d'Inigo Jones. Mais Sir Christopher Wren qui mourut en 1723, imposa un style classique, qui tint compte d'éléments très divers et fit preuve d'une grande originalité formelle. Ses disciples, Sir John Vanbrugh et Nicholas Hawksmoor ajoutèrent au palladianisme des éléments baroques et gothiques. Quant à James Gibbs, élève de Carlo Fontana, il se ressent de l'influence maniériste.
Le retour au palladianisme strict d'Inigo Jones s'effectua avec Colen Campbell qui publia en 1715 le premier volume du Vitruvius britannicus et conçut les premières villas néo-palladiennes (tel Mereworth Castle), et, bien sûr, avec Lord Burlington et William Kent.
Sir William Chambers fit pour le compte de la Compagnie des Indes Orientales un voyage « à la Chine », séjourna en Italie et en France, où il suivit les cours de Jacques-François Blondel à l'école des arts. de retour en Angleterre, l'architecte de la pagode de Kew ou de Somerset House fut le rival de Robert Adam dans la défense du néo-classicisme.
Citons à la fin du siècle John Nash qui dessina les splendides terrasses de Regent's Park, ou John Soane, cet architecte si original qui connut sans doute Piranèse, se lia avec Peyre et Ledoux, et dont chacun connaît la maison, transformée en musée à Londres, Lincoln's Inn fields.
Même d'un panorama aussi bref, il ressort que les liens entre architecture et gardening sont fort étroits : William Kent est celui que walpole célèbre comme « l'inventeur du nouveau style » et à l'habileté duquel il attribue « la restauration du style grec et les progrès de l'architecture ». Chambers écrivit une très célèbre Dissertation sur le jardinage de l'Orient, parue en édition bilingue dès 1772, dont nous reparlerons bientôt. Quant à Nash, il fut aussi le collaborateur de Repton, fondant avec lui le style pittoresque qu'illustre par exemple dans le célèbre Blaise hamlet aux toits de chaumes.
C'est ce qui me conduit à une question : si la dépendance de l'art des jardins à l'égard de l'architecture diminue dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, jusqu'au moment où Repton réintroduit terrasses, balustrades et parterres, quelle put être l'influence du nouveau gardening sur l'architecture dite révolutionnaire?
Faisons ici une pause. Partie de l'idée de révolution (à propos du sublime, du nouveau gardening et d'un certain type d'architecture), j'ai voulu montrer que le nouveau jardin moderne, tel qu'il se définissait au milieu du XVIIIe siècle, s'opposait à l'architecture par trois aspects : inachèvement au moment d'entrer dans l'espace public, réintroduction de la nature, refus de la régularité et de la symétrie au profit d'une grande fantaisie qui ferait songer à la peinture, n'était précisément l'abandon du cadre et du point de vue unique.
Mais en quoi le gardening relève-t-il précisément du sublime, et du sublime de Burke en particulier? Ne conjugue-t-il point d'abord l'agréable à l'utile, si bien que l'exemple serait particulièrement mal choisi pour illustrer le sublime de Burke?
Sur un point, je suis d'ailleurs obligée de rendre les armes à mon adversaire érudit : quand Burke évoque le gardening, c'est dans une section consacrée au beau et non au sublime. Mais je ferai remarquer que, s'il procède ainsi, c'est d'abord pour lutter contre une conception de la beauté fondée sur les seules proportions, pour prôner un retour à une sensualité-sensibilité élargie et pour comprendre les racines passionnelles de nos émois. « Les hommes ont (...) une malheureuse propension à se faire eux, leurs conceptions, et leurs ouvrages, la mesure de l'excellence en toutes choses. (...). Mais la nature s'est enfin échappée des entraves auxquelles ils l'assujettissaient : nos jardins, à tout le moins, protestent que nous commençons à sentir que les idées mathématiques ne sont pas les véritables mesures » non seulement « de la beauté », mais de toutes choses (III, 4). C'est donc d'abord sous l'idée d'une révolution que nous introduisons le sublime dans l'art des jardins.
V. Le sublime de Burke
Rappelons que Burke (qui était irlandais et de famille maternelle catholique) avait vingt-huit ans lorsqu'il publia en 1757 sa Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau. Cet ouvrage connut immédiatement un succès considérable puisque, durant trente ans, une nouvelle édition de la Recherche parut en moyenne tous les trois ans ! Il reçut deux traductions françaises, avant que les Réflexions sur la révolution de France n'entament l'engouement qu'il suscitait, en attirant chez les partisans de la Révolution une certaine méfiance. Mais qui dénonça le modèle proposé par la Révolution française? un whig convaincu, un défenseur des pouvoirs du Parlement, un protecteur des intérêts de l'Irlande catholique, un partisan de l'émancipation des colons d'Amérique, un réformateur attentif, et, surtout, l'inventeur de ce sublime qu'il nous importe de définir.
Rappelons au passage que la gloire de Burke qui s'était maintenue chez les Anglo-saxons grandit de nouveau aujourd'hui sur le continent, où sa Recherche vient de connaître de nouvelles traductions italienne et française, cependant qu'une traduction allemande est en cours.
Quand on aborde la question du sublime, deux risques symétriques se présentent aussitôt : ou bien on dilue le domaine du sublime en affirmant que tout est sublime, au moins potentiellement; ou bien on réduit ce même domaine, en assimilant le sublime au terrifiant. Aussi importe-t-il moins de présenter une définition a priori que de montrer quels types de difficultés dans la définition des valeurs du beau, du vrai et du bon, l'introduction du sublime permet de théoriser.
J'ai lutté dans des ouvrages récents contre trois idées reçues.
Burke n'est pas un auteur, parmi d'autres, en ce qui concerne le sublime. Il est, sans aucun doute possible, le premier, dans l'histoire des idées, à opposer systématiquement le sublime au beau et à dégager un principe de rupture entre deux expériences. à avoir opposé le sublime au beau, mais non au vrai et au bon, notons-le bien.
Si le sublime est une catégorie esthétique chez Burke, il faut se garder de le confondre avec la caricature qu'on en a donné. Le sublime ne se réduit en aucune manière au gigantesque, à l'informe, au chaotique, au monstrueux. Simplement faut-il compter au rang de ses véhicules essentiels la grandeur (qui s'affirme moins dans la dimension que dans la situation), la force et l'énergie, l'obscurité de tout ce qui se dérobe à la vision, ou encore la simplicité et la rudesse.
Par ailleurs, le sublime est plus qu'une catégorie esthétique, au sens restreint du terme. C'est aussi et d'abord une catégorie de l'expérience en général, une catégorie qui concerne l'intégralité de notre être, bref une catégorie essentielle de l'anthropologie.
Reprenons très brièvement chacun de ces points :
A. Le sublime est défini chez Burke par opposition au beau. Et la ligne de partage entre le sublime et le beau se situe pour lui autour de l'hédonisme, ce qui sera l'occasion d'une difficulté majeure dans la théorie kantienne, laquelle tient de Burke le principe d'une opposition systématique du sublime au beau. Kant refuse de situer le beau du côté de l'agrément : le beau plaît dans sa philosophie, mais il ne fait pas plaisir. Le « sublime de Burke » ne saurait don être confondu avec celui de Kant.
Le sublime de Burke est plurisensoriel, ce qui n'est pas le cas chez la plupart des autres écrivains. On ne rencontre pas chez Burke de rupture entre l'ordre du tact (le feeling) et l'ordre visuel. Non seulement, le beau et le sublime n'appartiennent pas aux seuls sens dits supérieurs (la vue et l'ouïe), mais le toucher acquiert un statut privilégié. Ainsi le rugueux s'oppose-t-il, par exemple, au lisse et au poli. Et nous avons vu chez Shenstone l'importance de cette entrée en jeu des sens inférieurs dans l'acte de la marche qui, seule, doit découvrir la véritable essence du garden.
B. Le sublime est une catégorie esthétique, nous allons le voir. Mais il faut se garder de confondre les véhicules du sublime avec son principe. Et il ne faut pas oublier que le sublime du crime ou le sublime du mal sont encore plus étrangers à Burke que le sublime du gigantesque ou le sublime qui se fonde sur la seule obscurité.
L'obscurité n'est qu'une cause adjacente, mais non suffisante du sublime : elle « semble » seulement nécessaire pour rendre une chose fort terrible, et elle le semble « généralement »10. Quant à la grandeur, elle peut rehausser le sublime, mais ne lui est pas absolument nécessaire. Et Burke préfère la grandeur de manière à la grandeur de taille, comme l'infini artificiel à l'infini réel11. C'est la nature des objets interceptés par le regard qui crée l'effet de distance. Ainsi Malebranche rappelle-t-il que la lune paraît plus grande à l'horizon qu'au-dessus de nos têtes12. Rappelons dans cette perspective qu'on a dérivé sublimis de l'adjectif limus ou limis, « oblique, qui regarde de côté ou de travers, qui monte en ligne oblique ou en pente ». Le sublime, c'est ce vers quoi nous nous élevons ou ce qui nous élève à lui d'une manière oblique.
Il faut établir, en nous servant du texte de Burke, une distinction capitale entre le principe ou le fondement (foundation) du sublime, ses véhicules sensibles et les effets produits sur le témoin du sublime.
Le principe est nécessaire : c'est celui du terrible (plus ou moins voilé et plus ou moins distant); et le problème est d'en distinguer les différents aspects qui tiennent à une forme de pouvoir et de violence consentis. Si le principe est terrible, les conséquences ne le sont pas : le sublime n'inspire pas la terreur, mais l'étonnement. De fait, quand le témoin joue avec la terreur, c'est toujours pour la tenir au bout du regard, la transformer, tenter d'en maîtriser la représentation : « Lorsque le danger ou la douleur serrent de trop près, rappelle Burke, ils ne peuvent donner aucun délice et sont simplement terribles ; mais, à distance, et avec certaines modifications, ils peuvent être délicieux et ils le sont, comme nous en faisons journellement l'expérience. » 13 On peut sans doute regretter que Burke ne se soit pas davantage expliqué sur cette distance et ces « modifications »; mais on ne saurait confondre le sublime dont il traite avec l'immédiatement terrible ou avec le simplement terrifiant.
C. Burke distingue deux types d'expérience mutuellement incompatibles : une expérience du beau qui se fonde sur l'amour, la communicabilité et l'aisance relationnelle, et une expérience du sublime qui repose sur une relation complexe à la douleur, lorsque celle-ci réussit à se réorienter vers le plaisir ou l'absence de déplaisir. En termes plus modernes, autant le beau met en jeu le principe de plaisir (et, d'ailleurs par là quelque chose qui peut très bien ne pas se situer du côté du bien, car le plaisir est égoïste et malin), autant le sublime met en jeu un au-delà du principe de plaisir. et cet au-delà du principe de plaisir ne saurait se confondre avec le simple évitement du déplaisir. Quelque chose appartenant à une réalité qui fait principe, intervient avec le sublime. Quelque chose qu'on baptisera de diverses manières (chose, réel, vérité), mais qui est en tout cas fondamental et peut, si on en tolère l'apparition, devenir source d'énergie. mais il est bien évident qu'on dépasse alors le cadre de la seule esthétique.
Pour traiter de l'influence du sublime burkien, il faut non seulement étudier les différents emplois du terme « sublime », mais tout ce qui relève de la catégorie du sublime. Je vous présenterai certains résultats de ma recherche dans la période de transition qui va des jardins emblématiques du deuxième quart du XVIIIe siècle aux jardins idylliques, et des jardins idylliques aux jardins pittoresques, à la fin du siècle. Les premiers jardins sont emplis d'emblèmes, de symboles et d'allégories savantes, comme à Stowe. Leur succèdent, cependant, des jardins plus dépouillés, quand Lancelot Brown, assistant de kent, devient, après sa mort en 1748, le plus illustre jardinier d'Angleterre. à la différence de Kent, Brown n'avait pas accompli de Grand Tour : il recherchait avant tout la « capability » d'un terrain, ses possibilités, ce en quoi il était susceptible d'amélioration. De là vint son surnom de Capability Brown. Rappelons, enfin, que le jardin pittoresque se développa en dernier lieu et se répandit sous l'influence de Repton.
VI. Du grand au sauvage chez Shenstone et Walpole.
Les Leasowes de Shenstone offrent un des modèles les plus séduisants de transition du jardin emblématique au jardin idyllique. Or, la référence à la lettre du texte de Burke est permanente dans ses Pensées éparses sur l'art des jardins : opposition du sublime et du grand au beau et à sa variété, certitude que l'effet du sublime est plus profond que celui du beau, refus d'entremêler sublime et beau sur le même lieu, sentiment que l'abrupt et de l'anguleux sont favorables au sublime, alors que le lisse et les transitions douces appartiennent à la beauté14, affirmation de la simplicité comme consubstantielle au sublime.15
Mais Shenstone tire le sublime du côté de la grandeur. La grandeur, c'est ce qui en impose, moins physiquement qu'esthétiquement parlant. On croit d'abord retrouver chez lui l'influence de la pensée d'Addison, qui avait publié dès 1712 une célèbre série consacrée aux « plaisirs de l'imagination » dans son journal, Le Spectateur. Addison n'utilise guère le terme sublime et centre son analyse sur le great, catégorie esthétique qu'il oppose au beau et à l'inusuel. « Par grandeur (greatness), je n'entends pas seulement la masse d'un objet isolé, mais l'étendue de tout ce qu'on voit, considéré d'un seul tenant. (...) Ces larges perspectives indéterminées sont aussi agréables à l'imagination que les spéculations sur l'éternité ou sur l'infini le sont à l'entendement. » 16
Cependant Shenstone aime les vallons retirés et il est encore très proche de la pensée exprimée par Montesquieu dans son Essai sur le goût, dont Burke avait traduit une grande partie dans son Annual Register. Ainsi cite-t-il de mémoire un passage : « s'il est vrai que l'on ait fait cette fameuse allée de Moscou à Pétersbourg, le voyageur doit périr d'ennui, renfermé entre les deux rangs de cette allée ». Montesquieu n'avait pas prévu le plaisir des autoroutes, ni d'ailleurs celui des montagnes! Mais il savait rendre raison de ses propres sentiments et formuler l'exigence d'une « progression dans l'étonnement ».
Or, la plus forte impression esthétique est fondée davantage sur l'imagination que sur la perception pure et simple; et Shenstone se rapproche aussi par là de la conception du sublime burkien, fondé sur une forme ou une autre de privation : « L'imagination est un verre qui grossit davantage que le microscope »17.
En fait, c'est Horace Walpole, l'historien des jardins qui se rapproche le plus de la pensée d'Addison, en décrivant son faible pour les grands espaces, conformes à la tradition de ses pères, chasseurs invétérés. La grandeur et le naturel vont pour lui de pair. Ainsi, après avoir dénoncé les absurdités auxquelles conduit un goût effréné du luxe, fait-il de l'Angleterre la patrie du bon sens retrouvé : « le bon sens n'a pas laissé d'apercevoir dans ce pays-ci le besoin de quelque chose at once more grand and natural »18.
L'invention décisive des jardins anglais fut pour lui « la destruction des enceintes murées et l'invention des fossés : essai hasardé qui parut si étonnant qu'on l'exprima vulgairement par une exclamation ha! ha! pour marquer la surprise de trouver soudainement une brèche imprévue à la promenade »19. Peu nous importe ici le rôle des Français, pourtant si cocasse : Dézallier d'Argenville en prônait dès 1712 l'usage, et Monseigneur, fils de Louis XIV en aurait inventé le nom, lors d'une promenade dans les jardins de Meudon!20
Pourquoi la suppression des clôtures fut-elle primordiale? « Les dehors contigus d'un parc sans clôture durent s'accorder avec les dedans, et à son tour le jardin dut être délivré de sa régularité originaire pour pouvoir s'assortir à la contrée plus sauvage »21. Avec la grandeur, le sauvage fait donc nécessairement son entrée. Le sauvage, c'est-à-dire, la nature à l'état naturel, non peigné. Le discord n'est plus permis, parce qu'il n'y a plus ni dehors, ni dedans, (un dehors qui garderait quelque chose de la forêt primitive, et un dedans conquis sur elle par les durs efforts de la civilisation). L'unité est retrouvée. De fait, si les jardins antérieurs étaient nécessairement factices, les nouveaux, au contraire, respectent la nature.
Walpole voit en William Kent l'inventeur du nouveau style : en franchissant la clôture, « il vit que toute la nature est jardin ». Cette vision intellectuelle commande toute la nouvelle conception des jardins. Mais il reproche, cependant, à Kent son absence de « grandes idées » et propose lui-même un nouveau modèle de jardin avec la forêt ou le jardin sauvage de Pain's hill, où « tout est grand (great) et étranger, et rude »22. C'est « une espèce de scène dans le goût des Alpes, entièrement composée de pins et de sapins, quelques bouleaux ou arbres pareils, et présentant l'image d'un pays sauvage et montagneux »23. On songe à Napoléon, dénonçant « la futilité des jardins à l'anglaise » : ce sont « des caprices de banquiers. Mon jardin, c'est la forêt de Fontainebleau et je n'en veux pas d'autre ».24 La nouvelle sensibilité reconquiert, en effet, la forêt, les montagnes et même, d'ailleurs, l'Océan!
VII. Le sublime-terrible et le sublime-simple chez Whately
Le goût du naturel et du grand conduit aussi, comme c'est le cas chez Whately et chez Brown à une volonté résolue d'effacer toutes les traces de l'art : « il faut que le spectateur ne s'aperçoive pas du dessein »25. Whately n'a certainement pas oublié la leçon de Longin, lorsqu'il soutient que les figures régulières inspirent le soupçon d'artifice « à moins que leur grandeur efface cette supposition »26. L'acte de voilement ou de maquillage sont essentiels au sublime : le fait d'utiliser les figures s'avoue à peine si bien que le triomphe du sublime repose moins sur le dévoilement, que sur le voilement qu'il entraîne.
Le registre du sublime est fondamental chez Whately; mais reste que le problème est de donner à chaque site le caractère qui lui convient. Qu'il ait ou non connu l'analyse des caractères faite par Jacques-François Blondel dans l'architecture publique et privée, Whately distingue avec fermeté grand, énergique, original, majestueux, terrible ou merveilleux.
La grandeur s'attache à l'étendue, à la disposition, au style et à la manière. Et Whately développe une théorie de l'infini artificiel qui fait songer à Burke. On sait combien celui-ci attachait d'importance aux illusions de la perception et à la reconstruction imaginaire de l'objet ou de l'espace perceptif. mais la grandeur caractérise aussi certains sites : les forêts, les parcs et tout ce dans quoi on exige de l'unité ou de la simplicité. Quant aux rochers, Whately insiste sur leurs côté majestueux, terrible ou merveilleux. Le caractère merveilleux est si varié qu'il se rapproche du beau, tandis qu'aridité, obscurité et solitude demeurent des traits propres au sublime. Deux formes de sublime apparaissent alors.
Le caractère majestueux ne tient pas seulement à l'élévation27, mais à la situation. Et Whately préconise la plantation de grand bois, qui dissimulent la base des rochers et rendent leur commencement incertain.
Pour le caractère terrible, il est défini à la manière de Burke comme l'union de la grandeur avec la force. Et Whately d'insister sur la nécessité d'assigner des bornes à la terreur, au nom du principe de convenance, en évitant à la fois l'horrible et le choquant. L'art intervient sur deux registres : il doit soustraire de l'environnement tout ce qui pourrait empêcher le terrible de redevenir agréable et il doit accentuer la vivacité des sensations, en utilisant sans excès l'obscurité et la tristesse pour rehausser le sublime. On voit donc comment le terrible n'est pas l'horrible, mais comment aussi le sublime ainsi défini permet de retrouver le plaisir dont il semblait d'abord devoir nous priver.
Quand Chambers s'amusera à peindre les « tableaux du genre terrible » qu'il attribue aux Chinois, il exploitera sans vergogne tout l'appareil de l'horreur, joignant aux arbres calcinés et aux ruines des gibets, des croix et des roues, des temples voués aux divinités infernales, des stèles commémorant des atrocités, des tourbillons de flammes et de fumées. Mais il suffit de comparer ce morceau de bravoure au passage que Whately consacre aux rochers de caractère terrible, pour y saisir une intention de caricature.
En somme, le texte de Whately qui théorise maints aspects de la révolution constituée par l'apparition du jardin idyllique, atteste l'influence considérable de Burke non seulement dans la conception de la grandeur, mais dans celle du terrible qui n'est pas terrifiant et dans celle de la simplicité ou de l'unicité du caractère. Or c'est cette simplicité contre laquelle Chambers va bientôt entrer en guerre. Sa Dissertation sur le jardinage de l'Orient parut en édition bilingue dès 1772, avec une traduction française de Delarochette.
VIII. William Chambers, 1772.
« La plupart de nos jardins, écrit Chambers, diffèrent très peu des champs ordinaires, tant la nature vulgaire y est servilement copiée. »28 Le promeneur ne cesse d'y tourner, « maudissant la ligne de beauté; mais bientôt accablé de lassitude, à demi-brûlé par le soleil, car il n'y a jamais d'ombrage à espérer, et prêt à périr d'ennui, il prend le parti de n'en pas voir davantage: vaine résolution! Il n'y a qu'un seul et unique sentier. »29 Et Chambers de décrire l'Angleterre comme un « pays où l'on donnera le nom de jardinage au métier d'entortiller des allées, de faire des trous et des fossés tortus, afin d'y prendre de la terre pour élever des taupinières, d'éparpiller des arbrisseaux et de présenter une monotonie éternelle de pelouses, de bosquets et de buissons, comme ces carillonneurs qui n'ont que trois cloches »30! Cette monotonie où Whately voyait l'unicité du caractère et la simplicité du sublime, voilà que, loin de susciter les plus vives passions, elle fait périr d'ennui!
Sous cette satire perce néanmoins un curieux éloge, de même que sous le dithyrambe des jardins chinois se cache une certaine moquerie (celle que nous avons rencontré plus haut dans la description des « tableaux du genre terrible »). L'objet de Chambers n'est pas seulement de dauber sur le compte de Capability Brown. Il déplore des dégâts irréparables commis lors de la constitution des nouveaux jardins : « si (la) manie de dévaster dure encore quelque temps avec la même violence, on ne laissera pas sur pied un seul arbre de haute-futaie dans tout le royaume »31.
Chambers est tory. Mais il ne faut pas croire qu'il n'a pas compris l'importance fondamentale de la révolution dans les jardins anglais. Bien au contraire. S'inquiétant de l'absence d'école destinée aux jardiniers-paysagistes, il remarque l'absurdité qui consiste à faire de leur art « une branche collatérale » de l'architecture, car l'architecte, « plongé dans l'étude et distrait par les occupations de son état, n'a point de loisir pour d'autres recherches »32. En fait, Chambers entérine la révolution accomplie dans l'art des jardins qui s'est, grâce aux Anglais, affranchi de la tutelle des architectes. Et il cherche à provoquer ses contemporains pour que soit donné au jardinier le statut fondamental qui lui revient : d'artiste à part entière.
IX. La querelle du pittoresque.
L'histoire des jardins entre cependant dans une nouvelle phase à la fin du XVIIIe siècle : au jardin idyllique et au jardin de Brown, ce « génie du nu et du chauve », comme le qualifiera Uvedale Price, succédera le paysage pittoresque. Sans doute Repton, le plus grand jardinier de l'époque, déclare-t-il que « l'utilité doit souvent prendre le pas sur la beauté et (que) la convenance doit être préférée à l'effet pittoresque »33. Mais le gardening qui s'était libéré grâce à Brown du modèle architectural, s'inféode largement à la peinture, cependant que l'architecture y reconquiert une partie des privilèges qu'elle avait perdus.
Pittoresque... Sous l'influence de Price et de Knight, le terme reprend son sens étymologique : il désigne ce qui, dans un paysage, convient à la peinture et y produit d'heureux effets. Aussi bien n'est-ce plus dans l'emportement de la marche que le promeneur découvre les transitions d'un paysage à un autre. Le gardening n'est plus cet art de mouvement que nous avait révélé Shenstone : il exige un spectateur qui s'arrête à des stations déterminées et contemple le jardin comme à travers un cadre, sous un angle et à un moment précis. Le sketching Tour qui, sous l'influence de Gilpin ou de Cozens devient bientôt à la mode, exige du spectateur une vision très intellectuelle et élaborée du paysage. Aussi ne se déplace-t-il plus qu'avec un carnet de croquis et, parfois même, avec le fameux miroir de Claude, dont la forme convexe et le tain légèrement coloré lui permettent d'adopter un point de vue nouveau sur le paysage.
L'opposition entre sublime et beau perd progressivement son sens. Et Uvedale Price a beau reconnaître que le système de Burke est le fondement du sien34 : reste que « créer le sublime est au-dessus de la concentration de nos pouvoirs (contracted powers) »35, alors que le pittoresque et le beau dépendent bien davantage de nous.
Que reste-t-il du sublime du lieu, du « génie du lieu », dont Pope avait souligné le caractère essentiel? Force est de constater que le jardin pittoresque attache moins d'importance à l'imagination poétique qu'à l'utilité, à la convenance et à un pittoresque finalement très statique.
S'il est alors trois types de jardins anglais, qu'a-t-on en vue quand on parle de l'english gardening? Il me semble que c'est plutôt un compromis entre le jardin emblématique et le jardin idyllique, auquel on ajoute une once de pittoresque. La poésie y prévaut, comme chez le marquis de Girardin, à Ermenonville, dont le centre vivant demeurera toujours l'île aux peupliers où trône le sarcophage de Rousseau, symboliquement déserté de ses restes. Ermenonville combine le sublime de la forêt, du désert, des rochers, au sublime élaboré d'un pèlerinage à Rousseau : chiffre de Julie sur les rochers de la Meillerie, verger de Clarens reconstitué, cabane de Jean-Jacques...
Sublime non pas naturel, mais attribué à la nature redécouverte; sublime concerté d'une poésie qui émane des lieux autant que de la mémoire et de l'imagination, sublime pictural d'un paysage aux points de vue bien déterminés, mais aussi sublime des ruines réelles ou artificielles, des abbayes, châteaux, tombes et tours du passé que l'oeil reconsidère.
Dans ces nouveaux paysages, non centrés sur l'habitation principale, l'architecture trouve un véritable laboratoire. Comment y reconnaître les aspects proprement sublimes? Le sublime surgit dans l'art d'une façon qui n'a pas besoin pour devenir révolutionnaire de se déclarer tel. Il engendre une révolution intime, qui acquiert néanmoins une portée générale; et cette mutation radicale s'attache moins à des thèmes et à des techniques qu'au nouveau regard porté sur le monde et ainsi symbolisé.
Grotte des quatre vents, ancienne grotte des philosophes / Bagatelle
IV. Rapport de l'architecture anglaise au gardening
Si l'english garden a des traits généraux spécifiques, qu'en est-il, cependant, de l'architecture anglaise? Il est un palladianisme anglais d'une profonde originalité, celui, issu au XVIIe siècle d'Inigo Jones. Mais Sir Christopher Wren qui mourut en 1723, imposa un style classique, qui tint compte d'éléments très divers et fit preuve d'une grande originalité formelle. Ses disciples, Sir John Vanbrugh et Nicholas Hawksmoor ajoutèrent au palladianisme des éléments baroques et gothiques. Quant à James Gibbs, élève de Carlo Fontana, il se ressent de l'influence maniériste.
Le retour au palladianisme strict d'Inigo Jones s'effectua avec Colen Campbell qui publia en 1715 le premier volume du Vitruvius britannicus et conçut les premières villas néo-palladiennes (tel Mereworth Castle), et, bien sûr, avec Lord Burlington et William Kent.
Sir William Chambers fit pour le compte de la Compagnie des Indes Orientales un voyage « à la Chine », séjourna en Italie et en France, où il suivit les cours de Jacques-François Blondel à l'école des arts. de retour en Angleterre, l'architecte de la pagode de Kew ou de Somerset House fut le rival de Robert Adam dans la défense du néo-classicisme.
Citons à la fin du siècle John Nash qui dessina les splendides terrasses de Regent's Park, ou John Soane, cet architecte si original qui connut sans doute Piranèse, se lia avec Peyre et Ledoux, et dont chacun connaît la maison, transformée en musée à Londres, Lincoln's Inn fields.
Même d'un panorama aussi bref, il ressort que les liens entre architecture et gardening sont fort étroits : William Kent est celui que walpole célèbre comme « l'inventeur du nouveau style » et à l'habileté duquel il attribue « la restauration du style grec et les progrès de l'architecture ». Chambers écrivit une très célèbre Dissertation sur le jardinage de l'Orient, parue en édition bilingue dès 1772, dont nous reparlerons bientôt. Quant à Nash, il fut aussi le collaborateur de Repton, fondant avec lui le style pittoresque qu'illustre par exemple dans le célèbre Blaise hamlet aux toits de chaumes.
C'est ce qui me conduit à une question : si la dépendance de l'art des jardins à l'égard de l'architecture diminue dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, jusqu'au moment où Repton réintroduit terrasses, balustrades et parterres, quelle put être l'influence du nouveau gardening sur l'architecture dite révolutionnaire?
Faisons ici une pause. Partie de l'idée de révolution (à propos du sublime, du nouveau gardening et d'un certain type d'architecture), j'ai voulu montrer que le nouveau jardin moderne, tel qu'il se définissait au milieu du XVIIIe siècle, s'opposait à l'architecture par trois aspects : inachèvement au moment d'entrer dans l'espace public, réintroduction de la nature, refus de la régularité et de la symétrie au profit d'une grande fantaisie qui ferait songer à la peinture, n'était précisément l'abandon du cadre et du point de vue unique.
Mais en quoi le gardening relève-t-il précisément du sublime, et du sublime de Burke en particulier? Ne conjugue-t-il point d'abord l'agréable à l'utile, si bien que l'exemple serait particulièrement mal choisi pour illustrer le sublime de Burke?
Sur un point, je suis d'ailleurs obligée de rendre les armes à mon adversaire érudit : quand Burke évoque le gardening, c'est dans une section consacrée au beau et non au sublime. Mais je ferai remarquer que, s'il procède ainsi, c'est d'abord pour lutter contre une conception de la beauté fondée sur les seules proportions, pour prôner un retour à une sensualité-sensibilité élargie et pour comprendre les racines passionnelles de nos émois. « Les hommes ont (...) une malheureuse propension à se faire eux, leurs conceptions, et leurs ouvrages, la mesure de l'excellence en toutes choses. (...). Mais la nature s'est enfin échappée des entraves auxquelles ils l'assujettissaient : nos jardins, à tout le moins, protestent que nous commençons à sentir que les idées mathématiques ne sont pas les véritables mesures » non seulement « de la beauté », mais de toutes choses (III, 4). C'est donc d'abord sous l'idée d'une révolution que nous introduisons le sublime dans l'art des jardins.
V. Le sublime de Burke
Rappelons que Burke (qui était irlandais et de famille maternelle catholique) avait vingt-huit ans lorsqu'il publia en 1757 sa Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau. Cet ouvrage connut immédiatement un succès considérable puisque, durant trente ans, une nouvelle édition de la Recherche parut en moyenne tous les trois ans ! Il reçut deux traductions françaises, avant que les Réflexions sur la révolution de France n'entament l'engouement qu'il suscitait, en attirant chez les partisans de la Révolution une certaine méfiance. Mais qui dénonça le modèle proposé par la Révolution française? un whig convaincu, un défenseur des pouvoirs du Parlement, un protecteur des intérêts de l'Irlande catholique, un partisan de l'émancipation des colons d'Amérique, un réformateur attentif, et, surtout, l'inventeur de ce sublime qu'il nous importe de définir.
Rappelons au passage que la gloire de Burke qui s'était maintenue chez les Anglo-saxons grandit de nouveau aujourd'hui sur le continent, où sa Recherche vient de connaître de nouvelles traductions italienne et française, cependant qu'une traduction allemande est en cours.
Quand on aborde la question du sublime, deux risques symétriques se présentent aussitôt : ou bien on dilue le domaine du sublime en affirmant que tout est sublime, au moins potentiellement; ou bien on réduit ce même domaine, en assimilant le sublime au terrifiant. Aussi importe-t-il moins de présenter une définition a priori que de montrer quels types de difficultés dans la définition des valeurs du beau, du vrai et du bon, l'introduction du sublime permet de théoriser.
J'ai lutté dans des ouvrages récents contre trois idées reçues.
Burke n'est pas un auteur, parmi d'autres, en ce qui concerne le sublime. Il est, sans aucun doute possible, le premier, dans l'histoire des idées, à opposer systématiquement le sublime au beau et à dégager un principe de rupture entre deux expériences. à avoir opposé le sublime au beau, mais non au vrai et au bon, notons-le bien.
Si le sublime est une catégorie esthétique chez Burke, il faut se garder de le confondre avec la caricature qu'on en a donné. Le sublime ne se réduit en aucune manière au gigantesque, à l'informe, au chaotique, au monstrueux. Simplement faut-il compter au rang de ses véhicules essentiels la grandeur (qui s'affirme moins dans la dimension que dans la situation), la force et l'énergie, l'obscurité de tout ce qui se dérobe à la vision, ou encore la simplicité et la rudesse.
Par ailleurs, le sublime est plus qu'une catégorie esthétique, au sens restreint du terme. C'est aussi et d'abord une catégorie de l'expérience en général, une catégorie qui concerne l'intégralité de notre être, bref une catégorie essentielle de l'anthropologie.
Reprenons très brièvement chacun de ces points :
A. Le sublime est défini chez Burke par opposition au beau. Et la ligne de partage entre le sublime et le beau se situe pour lui autour de l'hédonisme, ce qui sera l'occasion d'une difficulté majeure dans la théorie kantienne, laquelle tient de Burke le principe d'une opposition systématique du sublime au beau. Kant refuse de situer le beau du côté de l'agrément : le beau plaît dans sa philosophie, mais il ne fait pas plaisir. Le « sublime de Burke » ne saurait don être confondu avec celui de Kant.
Le sublime de Burke est plurisensoriel, ce qui n'est pas le cas chez la plupart des autres écrivains. On ne rencontre pas chez Burke de rupture entre l'ordre du tact (le feeling) et l'ordre visuel. Non seulement, le beau et le sublime n'appartiennent pas aux seuls sens dits supérieurs (la vue et l'ouïe), mais le toucher acquiert un statut privilégié. Ainsi le rugueux s'oppose-t-il, par exemple, au lisse et au poli. Et nous avons vu chez Shenstone l'importance de cette entrée en jeu des sens inférieurs dans l'acte de la marche qui, seule, doit découvrir la véritable essence du garden.
B. Le sublime est une catégorie esthétique, nous allons le voir. Mais il faut se garder de confondre les véhicules du sublime avec son principe. Et il ne faut pas oublier que le sublime du crime ou le sublime du mal sont encore plus étrangers à Burke que le sublime du gigantesque ou le sublime qui se fonde sur la seule obscurité.
L'obscurité n'est qu'une cause adjacente, mais non suffisante du sublime : elle « semble » seulement nécessaire pour rendre une chose fort terrible, et elle le semble « généralement »10. Quant à la grandeur, elle peut rehausser le sublime, mais ne lui est pas absolument nécessaire. Et Burke préfère la grandeur de manière à la grandeur de taille, comme l'infini artificiel à l'infini réel11. C'est la nature des objets interceptés par le regard qui crée l'effet de distance. Ainsi Malebranche rappelle-t-il que la lune paraît plus grande à l'horizon qu'au-dessus de nos têtes12. Rappelons dans cette perspective qu'on a dérivé sublimis de l'adjectif limus ou limis, « oblique, qui regarde de côté ou de travers, qui monte en ligne oblique ou en pente ». Le sublime, c'est ce vers quoi nous nous élevons ou ce qui nous élève à lui d'une manière oblique.
Il faut établir, en nous servant du texte de Burke, une distinction capitale entre le principe ou le fondement (foundation) du sublime, ses véhicules sensibles et les effets produits sur le témoin du sublime.
Le principe est nécessaire : c'est celui du terrible (plus ou moins voilé et plus ou moins distant); et le problème est d'en distinguer les différents aspects qui tiennent à une forme de pouvoir et de violence consentis. Si le principe est terrible, les conséquences ne le sont pas : le sublime n'inspire pas la terreur, mais l'étonnement. De fait, quand le témoin joue avec la terreur, c'est toujours pour la tenir au bout du regard, la transformer, tenter d'en maîtriser la représentation : « Lorsque le danger ou la douleur serrent de trop près, rappelle Burke, ils ne peuvent donner aucun délice et sont simplement terribles ; mais, à distance, et avec certaines modifications, ils peuvent être délicieux et ils le sont, comme nous en faisons journellement l'expérience. » 13 On peut sans doute regretter que Burke ne se soit pas davantage expliqué sur cette distance et ces « modifications »; mais on ne saurait confondre le sublime dont il traite avec l'immédiatement terrible ou avec le simplement terrifiant.
C. Burke distingue deux types d'expérience mutuellement incompatibles : une expérience du beau qui se fonde sur l'amour, la communicabilité et l'aisance relationnelle, et une expérience du sublime qui repose sur une relation complexe à la douleur, lorsque celle-ci réussit à se réorienter vers le plaisir ou l'absence de déplaisir. En termes plus modernes, autant le beau met en jeu le principe de plaisir (et, d'ailleurs par là quelque chose qui peut très bien ne pas se situer du côté du bien, car le plaisir est égoïste et malin), autant le sublime met en jeu un au-delà du principe de plaisir. et cet au-delà du principe de plaisir ne saurait se confondre avec le simple évitement du déplaisir. Quelque chose appartenant à une réalité qui fait principe, intervient avec le sublime. Quelque chose qu'on baptisera de diverses manières (chose, réel, vérité), mais qui est en tout cas fondamental et peut, si on en tolère l'apparition, devenir source d'énergie. mais il est bien évident qu'on dépasse alors le cadre de la seule esthétique.
Pour traiter de l'influence du sublime burkien, il faut non seulement étudier les différents emplois du terme « sublime », mais tout ce qui relève de la catégorie du sublime. Je vous présenterai certains résultats de ma recherche dans la période de transition qui va des jardins emblématiques du deuxième quart du XVIIIe siècle aux jardins idylliques, et des jardins idylliques aux jardins pittoresques, à la fin du siècle. Les premiers jardins sont emplis d'emblèmes, de symboles et d'allégories savantes, comme à Stowe. Leur succèdent, cependant, des jardins plus dépouillés, quand Lancelot Brown, assistant de kent, devient, après sa mort en 1748, le plus illustre jardinier d'Angleterre. à la différence de Kent, Brown n'avait pas accompli de Grand Tour : il recherchait avant tout la « capability » d'un terrain, ses possibilités, ce en quoi il était susceptible d'amélioration. De là vint son surnom de Capability Brown. Rappelons, enfin, que le jardin pittoresque se développa en dernier lieu et se répandit sous l'influence de Repton.
VI. Du grand au sauvage chez Shenstone et Walpole.
Les Leasowes de Shenstone offrent un des modèles les plus séduisants de transition du jardin emblématique au jardin idyllique. Or, la référence à la lettre du texte de Burke est permanente dans ses Pensées éparses sur l'art des jardins : opposition du sublime et du grand au beau et à sa variété, certitude que l'effet du sublime est plus profond que celui du beau, refus d'entremêler sublime et beau sur le même lieu, sentiment que l'abrupt et de l'anguleux sont favorables au sublime, alors que le lisse et les transitions douces appartiennent à la beauté14, affirmation de la simplicité comme consubstantielle au sublime.15
Mais Shenstone tire le sublime du côté de la grandeur. La grandeur, c'est ce qui en impose, moins physiquement qu'esthétiquement parlant. On croit d'abord retrouver chez lui l'influence de la pensée d'Addison, qui avait publié dès 1712 une célèbre série consacrée aux « plaisirs de l'imagination » dans son journal, Le Spectateur. Addison n'utilise guère le terme sublime et centre son analyse sur le great, catégorie esthétique qu'il oppose au beau et à l'inusuel. « Par grandeur (greatness), je n'entends pas seulement la masse d'un objet isolé, mais l'étendue de tout ce qu'on voit, considéré d'un seul tenant. (...) Ces larges perspectives indéterminées sont aussi agréables à l'imagination que les spéculations sur l'éternité ou sur l'infini le sont à l'entendement. » 16
Cependant Shenstone aime les vallons retirés et il est encore très proche de la pensée exprimée par Montesquieu dans son Essai sur le goût, dont Burke avait traduit une grande partie dans son Annual Register. Ainsi cite-t-il de mémoire un passage : « s'il est vrai que l'on ait fait cette fameuse allée de Moscou à Pétersbourg, le voyageur doit périr d'ennui, renfermé entre les deux rangs de cette allée ». Montesquieu n'avait pas prévu le plaisir des autoroutes, ni d'ailleurs celui des montagnes! Mais il savait rendre raison de ses propres sentiments et formuler l'exigence d'une « progression dans l'étonnement ».
Or, la plus forte impression esthétique est fondée davantage sur l'imagination que sur la perception pure et simple; et Shenstone se rapproche aussi par là de la conception du sublime burkien, fondé sur une forme ou une autre de privation : « L'imagination est un verre qui grossit davantage que le microscope »17.
En fait, c'est Horace Walpole, l'historien des jardins qui se rapproche le plus de la pensée d'Addison, en décrivant son faible pour les grands espaces, conformes à la tradition de ses pères, chasseurs invétérés. La grandeur et le naturel vont pour lui de pair. Ainsi, après avoir dénoncé les absurdités auxquelles conduit un goût effréné du luxe, fait-il de l'Angleterre la patrie du bon sens retrouvé : « le bon sens n'a pas laissé d'apercevoir dans ce pays-ci le besoin de quelque chose at once more grand and natural »18.
L'invention décisive des jardins anglais fut pour lui « la destruction des enceintes murées et l'invention des fossés : essai hasardé qui parut si étonnant qu'on l'exprima vulgairement par une exclamation ha! ha! pour marquer la surprise de trouver soudainement une brèche imprévue à la promenade »19. Peu nous importe ici le rôle des Français, pourtant si cocasse : Dézallier d'Argenville en prônait dès 1712 l'usage, et Monseigneur, fils de Louis XIV en aurait inventé le nom, lors d'une promenade dans les jardins de Meudon!20
Pourquoi la suppression des clôtures fut-elle primordiale? « Les dehors contigus d'un parc sans clôture durent s'accorder avec les dedans, et à son tour le jardin dut être délivré de sa régularité originaire pour pouvoir s'assortir à la contrée plus sauvage »21. Avec la grandeur, le sauvage fait donc nécessairement son entrée. Le sauvage, c'est-à-dire, la nature à l'état naturel, non peigné. Le discord n'est plus permis, parce qu'il n'y a plus ni dehors, ni dedans, (un dehors qui garderait quelque chose de la forêt primitive, et un dedans conquis sur elle par les durs efforts de la civilisation). L'unité est retrouvée. De fait, si les jardins antérieurs étaient nécessairement factices, les nouveaux, au contraire, respectent la nature.
Walpole voit en William Kent l'inventeur du nouveau style : en franchissant la clôture, « il vit que toute la nature est jardin ». Cette vision intellectuelle commande toute la nouvelle conception des jardins. Mais il reproche, cependant, à Kent son absence de « grandes idées » et propose lui-même un nouveau modèle de jardin avec la forêt ou le jardin sauvage de Pain's hill, où « tout est grand (great) et étranger, et rude »22. C'est « une espèce de scène dans le goût des Alpes, entièrement composée de pins et de sapins, quelques bouleaux ou arbres pareils, et présentant l'image d'un pays sauvage et montagneux »23. On songe à Napoléon, dénonçant « la futilité des jardins à l'anglaise » : ce sont « des caprices de banquiers. Mon jardin, c'est la forêt de Fontainebleau et je n'en veux pas d'autre ».24 La nouvelle sensibilité reconquiert, en effet, la forêt, les montagnes et même, d'ailleurs, l'Océan!
VII. Le sublime-terrible et le sublime-simple chez Whately
Le goût du naturel et du grand conduit aussi, comme c'est le cas chez Whately et chez Brown à une volonté résolue d'effacer toutes les traces de l'art : « il faut que le spectateur ne s'aperçoive pas du dessein »25. Whately n'a certainement pas oublié la leçon de Longin, lorsqu'il soutient que les figures régulières inspirent le soupçon d'artifice « à moins que leur grandeur efface cette supposition »26. L'acte de voilement ou de maquillage sont essentiels au sublime : le fait d'utiliser les figures s'avoue à peine si bien que le triomphe du sublime repose moins sur le dévoilement, que sur le voilement qu'il entraîne.
Le registre du sublime est fondamental chez Whately; mais reste que le problème est de donner à chaque site le caractère qui lui convient. Qu'il ait ou non connu l'analyse des caractères faite par Jacques-François Blondel dans l'architecture publique et privée, Whately distingue avec fermeté grand, énergique, original, majestueux, terrible ou merveilleux.
La grandeur s'attache à l'étendue, à la disposition, au style et à la manière. Et Whately développe une théorie de l'infini artificiel qui fait songer à Burke. On sait combien celui-ci attachait d'importance aux illusions de la perception et à la reconstruction imaginaire de l'objet ou de l'espace perceptif. mais la grandeur caractérise aussi certains sites : les forêts, les parcs et tout ce dans quoi on exige de l'unité ou de la simplicité. Quant aux rochers, Whately insiste sur leurs côté majestueux, terrible ou merveilleux. Le caractère merveilleux est si varié qu'il se rapproche du beau, tandis qu'aridité, obscurité et solitude demeurent des traits propres au sublime. Deux formes de sublime apparaissent alors.
Le caractère majestueux ne tient pas seulement à l'élévation27, mais à la situation. Et Whately préconise la plantation de grand bois, qui dissimulent la base des rochers et rendent leur commencement incertain.
Pour le caractère terrible, il est défini à la manière de Burke comme l'union de la grandeur avec la force. Et Whately d'insister sur la nécessité d'assigner des bornes à la terreur, au nom du principe de convenance, en évitant à la fois l'horrible et le choquant. L'art intervient sur deux registres : il doit soustraire de l'environnement tout ce qui pourrait empêcher le terrible de redevenir agréable et il doit accentuer la vivacité des sensations, en utilisant sans excès l'obscurité et la tristesse pour rehausser le sublime. On voit donc comment le terrible n'est pas l'horrible, mais comment aussi le sublime ainsi défini permet de retrouver le plaisir dont il semblait d'abord devoir nous priver.
Quand Chambers s'amusera à peindre les « tableaux du genre terrible » qu'il attribue aux Chinois, il exploitera sans vergogne tout l'appareil de l'horreur, joignant aux arbres calcinés et aux ruines des gibets, des croix et des roues, des temples voués aux divinités infernales, des stèles commémorant des atrocités, des tourbillons de flammes et de fumées. Mais il suffit de comparer ce morceau de bravoure au passage que Whately consacre aux rochers de caractère terrible, pour y saisir une intention de caricature.
En somme, le texte de Whately qui théorise maints aspects de la révolution constituée par l'apparition du jardin idyllique, atteste l'influence considérable de Burke non seulement dans la conception de la grandeur, mais dans celle du terrible qui n'est pas terrifiant et dans celle de la simplicité ou de l'unicité du caractère. Or c'est cette simplicité contre laquelle Chambers va bientôt entrer en guerre. Sa Dissertation sur le jardinage de l'Orient parut en édition bilingue dès 1772, avec une traduction française de Delarochette.
VIII. William Chambers, 1772.
« La plupart de nos jardins, écrit Chambers, diffèrent très peu des champs ordinaires, tant la nature vulgaire y est servilement copiée. »28 Le promeneur ne cesse d'y tourner, « maudissant la ligne de beauté; mais bientôt accablé de lassitude, à demi-brûlé par le soleil, car il n'y a jamais d'ombrage à espérer, et prêt à périr d'ennui, il prend le parti de n'en pas voir davantage: vaine résolution! Il n'y a qu'un seul et unique sentier. »29 Et Chambers de décrire l'Angleterre comme un « pays où l'on donnera le nom de jardinage au métier d'entortiller des allées, de faire des trous et des fossés tortus, afin d'y prendre de la terre pour élever des taupinières, d'éparpiller des arbrisseaux et de présenter une monotonie éternelle de pelouses, de bosquets et de buissons, comme ces carillonneurs qui n'ont que trois cloches »30! Cette monotonie où Whately voyait l'unicité du caractère et la simplicité du sublime, voilà que, loin de susciter les plus vives passions, elle fait périr d'ennui!
Sous cette satire perce néanmoins un curieux éloge, de même que sous le dithyrambe des jardins chinois se cache une certaine moquerie (celle que nous avons rencontré plus haut dans la description des « tableaux du genre terrible »). L'objet de Chambers n'est pas seulement de dauber sur le compte de Capability Brown. Il déplore des dégâts irréparables commis lors de la constitution des nouveaux jardins : « si (la) manie de dévaster dure encore quelque temps avec la même violence, on ne laissera pas sur pied un seul arbre de haute-futaie dans tout le royaume »31.
Chambers est tory. Mais il ne faut pas croire qu'il n'a pas compris l'importance fondamentale de la révolution dans les jardins anglais. Bien au contraire. S'inquiétant de l'absence d'école destinée aux jardiniers-paysagistes, il remarque l'absurdité qui consiste à faire de leur art « une branche collatérale » de l'architecture, car l'architecte, « plongé dans l'étude et distrait par les occupations de son état, n'a point de loisir pour d'autres recherches »32. En fait, Chambers entérine la révolution accomplie dans l'art des jardins qui s'est, grâce aux Anglais, affranchi de la tutelle des architectes. Et il cherche à provoquer ses contemporains pour que soit donné au jardinier le statut fondamental qui lui revient : d'artiste à part entière.
IX. La querelle du pittoresque.
L'histoire des jardins entre cependant dans une nouvelle phase à la fin du XVIIIe siècle : au jardin idyllique et au jardin de Brown, ce « génie du nu et du chauve », comme le qualifiera Uvedale Price, succédera le paysage pittoresque. Sans doute Repton, le plus grand jardinier de l'époque, déclare-t-il que « l'utilité doit souvent prendre le pas sur la beauté et (que) la convenance doit être préférée à l'effet pittoresque »33. Mais le gardening qui s'était libéré grâce à Brown du modèle architectural, s'inféode largement à la peinture, cependant que l'architecture y reconquiert une partie des privilèges qu'elle avait perdus.
Pittoresque... Sous l'influence de Price et de Knight, le terme reprend son sens étymologique : il désigne ce qui, dans un paysage, convient à la peinture et y produit d'heureux effets. Aussi bien n'est-ce plus dans l'emportement de la marche que le promeneur découvre les transitions d'un paysage à un autre. Le gardening n'est plus cet art de mouvement que nous avait révélé Shenstone : il exige un spectateur qui s'arrête à des stations déterminées et contemple le jardin comme à travers un cadre, sous un angle et à un moment précis. Le sketching Tour qui, sous l'influence de Gilpin ou de Cozens devient bientôt à la mode, exige du spectateur une vision très intellectuelle et élaborée du paysage. Aussi ne se déplace-t-il plus qu'avec un carnet de croquis et, parfois même, avec le fameux miroir de Claude, dont la forme convexe et le tain légèrement coloré lui permettent d'adopter un point de vue nouveau sur le paysage.
L'opposition entre sublime et beau perd progressivement son sens. Et Uvedale Price a beau reconnaître que le système de Burke est le fondement du sien34 : reste que « créer le sublime est au-dessus de la concentration de nos pouvoirs (contracted powers) »35, alors que le pittoresque et le beau dépendent bien davantage de nous.
Que reste-t-il du sublime du lieu, du « génie du lieu », dont Pope avait souligné le caractère essentiel? Force est de constater que le jardin pittoresque attache moins d'importance à l'imagination poétique qu'à l'utilité, à la convenance et à un pittoresque finalement très statique.
S'il est alors trois types de jardins anglais, qu'a-t-on en vue quand on parle de l'english gardening? Il me semble que c'est plutôt un compromis entre le jardin emblématique et le jardin idyllique, auquel on ajoute une once de pittoresque. La poésie y prévaut, comme chez le marquis de Girardin, à Ermenonville, dont le centre vivant demeurera toujours l'île aux peupliers où trône le sarcophage de Rousseau, symboliquement déserté de ses restes. Ermenonville combine le sublime de la forêt, du désert, des rochers, au sublime élaboré d'un pèlerinage à Rousseau : chiffre de Julie sur les rochers de la Meillerie, verger de Clarens reconstitué, cabane de Jean-Jacques...
Sublime non pas naturel, mais attribué à la nature redécouverte; sublime concerté d'une poésie qui émane des lieux autant que de la mémoire et de l'imagination, sublime pictural d'un paysage aux points de vue bien déterminés, mais aussi sublime des ruines réelles ou artificielles, des abbayes, châteaux, tombes et tours du passé que l'oeil reconsidère.
Dans ces nouveaux paysages, non centrés sur l'habitation principale, l'architecture trouve un véritable laboratoire. Comment y reconnaître les aspects proprement sublimes? Le sublime surgit dans l'art d'une façon qui n'a pas besoin pour devenir révolutionnaire de se déclarer tel. Il engendre une révolution intime, qui acquiert néanmoins une portée générale; et cette mutation radicale s'attache moins à des thèmes et à des techniques qu'au nouveau regard porté sur le monde et ainsi symbolisé.