Fontaine Aréthuse Courances
et le fleuve Alphée
3 SEPTEMBRE 2010
HADRIEN
OVIDE
LAISSER UN COMMENTAIRE
« Cérès la nourricière, qui a retrouvé la paix depuis qu’on lui a rendu sa fille, veut savoir pour quelle raison tu t’enfuis, Aréthuse, et pourquoi tu es une source sacrée. Les eaux se turent et, du fond de la source, la nymphe leva la tête et, après avoir séché de sa main sa verte chevelure, elle conta les amours anciennes du fleuve d’Elide.
« J’étais l’une des nymphes qui habitent l’Achaïe, dit-elle ; nulle autre ne parcourut avec plus d’ardeur les bois, nulle autre avec plus d’ardeur ne tendait les rets. Mais, bien que jamais je n’aie recherché une renommée de beauté, malgré mon courage, c’est d’être belle que j’avais la réputation. Et moi, de cette figure, objet de trop de louanges, je ne tirais aucune vanité et, de ces attraits qui font d’ordinaire la joie des autres, dans mon agreste simplicité je rougissais, et m’imaginais que plaire était un crime. Lasse, je revenais, je m’en souviens, de la forêt de Stymphale [ville d'Arcadie (centre du Péloponnèse) ; cf. carte ci-dessous]. Il faisait chaud et la fatigue redoublait l’accablement de la chaleur. Je trouve sur ma route un fleuve aux eaux coulant sans remous, sans murmure, transparentes jusqu’à leur lit même, au travers desquelles on pouvait, jusqu’au fond, compter tous les cailloux, et dont on aurait eu peine à croire qu’elles coulaient. Des saules au blanc feuillage, des peupliers nourris par l’onde dispensaient aux pentes de ses rives un ombrage dû aux seuls soins de la nature.
Je m’approchai et commençai par y baigner la plante de mes pieds, puis ma jambe jusqu’au jarret ; cela ne me suffit pas : je dénoue ma ceinture, je dépose mes souples voiles sur la branche courbée d’un saule, et, nue, je me plonge dans l’eau. Tandis que je la bats, la ramène sur moi, la fendant de mille manières, que, les bras hors de l’onde, je les agite en tous sens, il me sembla entendre je ne sais quel murmure venu du milieu du gouffre. Effrayée, je prends pied sur le bord de la rive la plus proche : "Où vas-tu si vite, Aréthuse ? m’avait dit Alphée du sein de ses eaux. Où vas-tu si vite », m’avait-il répété d’une voix rauque. Telle que j’étais, je fuis sans vêtements : c’est sur l’autre rive que je les avais laissés. Il ne m’en poursuit qu’avec plus d’ardeur, brûlant de désirs que, parce que j’étais nue, je lui parus plus prête à satisfaire. Je courais, et lui, sauvagement, me presse, comme, d’une aile tremblante, les colombes fuient l’épervier, comme l’épervier presse les tremblantes colombes. Jusque sous les murs d’Orchomène et de Psophis, jusqu’au Cyllène [montagne au nord du Péloponnèse], aux retraites du Ménale, au frais Erymanthe, à Elis [voir carte], j’eus la force de courir, et il ne me gagna pas de vitesse.
Mais, moi, moins résistante, j’étais incapable de soutenir longtemps cette course ; lui avait la vigueur nécessaire pour un long effort. Et pourtant, à travers les monts couverts de forêts, les pierres, les rochers, les lieux où nul chemin n’est tracé, je courus. J’avais le soleil dans le dos ; je vis devant mes pieds une ombre allongée qui me devançait – à moins que cette vision ne fût née de la peur ! – mais, à coup sûr, le bruit des pas d’Alphée me terrifiait, et le souffle puissant de son haleine passait dans les bandelettes de mes cheveux. Brisée par la fatigue de cette fuite : « Je suis prise, viens, m’écriai-je, ô Dictynne [Artémis], à l’aide de celle qui porte tes armes, à qui souvent tu confias la charge de ton arc et des flèches que renferme ton carquois !" La déesse fut émue et, tirant des épais nuages l’un d’eux, le jeta sur moi.
Le fleuve va et vient autour du brouillard qui me couvre, et, ne sachant où me prendre, me cherche aux alentours de la nue creuse. Par deux fois il fait, sans le savoir, le tour de la cachette que m’avait ménagée la déesse, et par deux fois il m’appela : « Io Aréthuse, Io Aréthuse !" Quel fut alors, malheureuse, l’état de mon esprit ? N’était-ce pas celui de la brebis, quand elle entend les loups gronder autour des profondes étables, ou du lièvre qui, caché dans un buisson, voit les gueules des chiens ses ennemis et n’ose pas faire un seul mouvement ? Alphée cependant ne s’éloigne pas, car il ne voit au-delà de ce lieu aucune trace de pas ; il surveille l’endroit et le nuage. Ainsi assiégée, une sueur glacée couvre mes membres, et des gouttes azurées coulent de tout mon corps ; partout où je posai le pied, de leur ruissellement naît une mare, et de mes cheveux coule une rosée ; et, en moins de temps que n’en prend le récit où je rappelle pour toi ces événements, je me vois changée en fontaine.
Mais le fleuve – car il reconnaît à cette eau l’objet de son amour, – quittant l’apparence humaine qu’il avait prise, reprenant sa propre forme, se change, pour se mêler à moi, en ondes. La déesse de Délos [Artémis] fendit alors le sol, et moi, plongée dans d’obscures cavernes, je suis entraînée jusqu’à Ortygie, que j’aime parce qu’elle porte le surnom de ma chère déesse ; ce fut elle qui, la première, me ramena à la surface de la terre, sous les cieux.
Ovide, Les Métamorphoses, V
Fontaine Aréthuse Courances
et le fleuve Alphée
3 SEPTEMBRE 2010
HADRIEN
OVIDE
LAISSER UN COMMENTAIRE
« Cérès la nourricière, qui a retrouvé la paix depuis qu’on lui a rendu sa fille, veut savoir pour quelle raison tu t’enfuis, Aréthuse, et pourquoi tu es une source sacrée. Les eaux se turent et, du fond de la source, la nymphe leva la tête et, après avoir séché de sa main sa verte chevelure, elle conta les amours anciennes du fleuve d’Elide.
« J’étais l’une des nymphes qui habitent l’Achaïe, dit-elle ; nulle autre ne parcourut avec plus d’ardeur les bois, nulle autre avec plus d’ardeur ne tendait les rets. Mais, bien que jamais je n’aie recherché une renommée de beauté, malgré mon courage, c’est d’être belle que j’avais la réputation. Et moi, de cette figure, objet de trop de louanges, je ne tirais aucune vanité et, de ces attraits qui font d’ordinaire la joie des autres, dans mon agreste simplicité je rougissais, et m’imaginais que plaire était un crime. Lasse, je revenais, je m’en souviens, de la forêt de Stymphale [ville d'Arcadie (centre du Péloponnèse) ; cf. carte ci-dessous]. Il faisait chaud et la fatigue redoublait l’accablement de la chaleur. Je trouve sur ma route un fleuve aux eaux coulant sans remous, sans murmure, transparentes jusqu’à leur lit même, au travers desquelles on pouvait, jusqu’au fond, compter tous les cailloux, et dont on aurait eu peine à croire qu’elles coulaient. Des saules au blanc feuillage, des peupliers nourris par l’onde dispensaient aux pentes de ses rives un ombrage dû aux seuls soins de la nature.
Je m’approchai et commençai par y baigner la plante de mes pieds, puis ma jambe jusqu’au jarret ; cela ne me suffit pas : je dénoue ma ceinture, je dépose mes souples voiles sur la branche courbée d’un saule, et, nue, je me plonge dans l’eau. Tandis que je la bats, la ramène sur moi, la fendant de mille manières, que, les bras hors de l’onde, je les agite en tous sens, il me sembla entendre je ne sais quel murmure venu du milieu du gouffre. Effrayée, je prends pied sur le bord de la rive la plus proche : "Où vas-tu si vite, Aréthuse ? m’avait dit Alphée du sein de ses eaux. Où vas-tu si vite », m’avait-il répété d’une voix rauque. Telle que j’étais, je fuis sans vêtements : c’est sur l’autre rive que je les avais laissés. Il ne m’en poursuit qu’avec plus d’ardeur, brûlant de désirs que, parce que j’étais nue, je lui parus plus prête à satisfaire. Je courais, et lui, sauvagement, me presse, comme, d’une aile tremblante, les colombes fuient l’épervier, comme l’épervier presse les tremblantes colombes. Jusque sous les murs d’Orchomène et de Psophis, jusqu’au Cyllène [montagne au nord du Péloponnèse], aux retraites du Ménale, au frais Erymanthe, à Elis [voir carte], j’eus la force de courir, et il ne me gagna pas de vitesse.
Mais, moi, moins résistante, j’étais incapable de soutenir longtemps cette course ; lui avait la vigueur nécessaire pour un long effort. Et pourtant, à travers les monts couverts de forêts, les pierres, les rochers, les lieux où nul chemin n’est tracé, je courus. J’avais le soleil dans le dos ; je vis devant mes pieds une ombre allongée qui me devançait – à moins que cette vision ne fût née de la peur ! – mais, à coup sûr, le bruit des pas d’Alphée me terrifiait, et le souffle puissant de son haleine passait dans les bandelettes de mes cheveux. Brisée par la fatigue de cette fuite : « Je suis prise, viens, m’écriai-je, ô Dictynne [Artémis], à l’aide de celle qui porte tes armes, à qui souvent tu confias la charge de ton arc et des flèches que renferme ton carquois !" La déesse fut émue et, tirant des épais nuages l’un d’eux, le jeta sur moi.
Le fleuve va et vient autour du brouillard qui me couvre, et, ne sachant où me prendre, me cherche aux alentours de la nue creuse. Par deux fois il fait, sans le savoir, le tour de la cachette que m’avait ménagée la déesse, et par deux fois il m’appela : « Io Aréthuse, Io Aréthuse !" Quel fut alors, malheureuse, l’état de mon esprit ? N’était-ce pas celui de la brebis, quand elle entend les loups gronder autour des profondes étables, ou du lièvre qui, caché dans un buisson, voit les gueules des chiens ses ennemis et n’ose pas faire un seul mouvement ? Alphée cependant ne s’éloigne pas, car il ne voit au-delà de ce lieu aucune trace de pas ; il surveille l’endroit et le nuage. Ainsi assiégée, une sueur glacée couvre mes membres, et des gouttes azurées coulent de tout mon corps ; partout où je posai le pied, de leur ruissellement naît une mare, et de mes cheveux coule une rosée ; et, en moins de temps que n’en prend le récit où je rappelle pour toi ces événements, je me vois changée en fontaine.
Mais le fleuve – car il reconnaît à cette eau l’objet de son amour, – quittant l’apparence humaine qu’il avait prise, reprenant sa propre forme, se change, pour se mêler à moi, en ondes. La déesse de Délos [Artémis] fendit alors le sol, et moi, plongée dans d’obscures cavernes, je suis entraînée jusqu’à Ortygie, que j’aime parce qu’elle porte le surnom de ma chère déesse ; ce fut elle qui, la première, me ramena à la surface de la terre, sous les cieux.
Ovide, Les Métamorphoses, V