La Mort de la Vierge (Poussin)
Huile sur toile, 203 x 138 cm, 1623, église saint Pancrace, Terrebeek (Belgique).
Merci La Tribune de l'Art pour la photo.
Conformément au récit traditionnel de la mort de Marie tel qu’il a été popularisé par la Légende dorée de Jacques de Voragine, les apôtres, qui prêchaient à travers le monde, ont été miraculeusement ramenés par des anges au chevet de la Vierge au moment de son trépas. Dans cette peinture comme dans le dessin préparatoire, c’est le lit de la Vierge, disposé obliquement au centre de la composition, qui en constitue le pivot. Il s’agit d’un axe diagonal qui part de la mitre de l’archevêque et qui tombe dans le coin inférieur gauche. Cet axe est contrebalancé par une oblique inverse qui suit le bras - curieusement trop étendu, comme pour renforcer cet axe oblique - de l’apôtre agenouillé à droite. La composition est rythmée par les multiples attitudes éplorées des nombreux personnages. Ceux-ci s’inscrivent autour du lit en deux niveaux dans un ovale (plus apparent dans la peinture que dans le dessin). Le sujet ne se prêtait guère à un format en hauteur. C’est ce qui explique l’impression d’entassement dans une composition fort resserrée.
Nous voilà bien loin de la limpidité de construction des œuvres ultérieures. Il est probable que Poussin ait eu connaissance de la gravure que réalisa en 1619 le Lorrain Jean Le Clerc d’après un des multiples tableaux de Carlo Saraceni sur ce thème. On y décèle par exemple, outre une profonde percée architecturale, une même rhétorique théâtrale de l’émotion balançant, par les gestes, entre contenance et exubérance. On recense onze figures masculines desquelles se détache celle de l’archevêque à droite. Un douzième personnage, au fond à gauche, se devine exclusivement par ses bras levés entrouverts. Ceux-ci ne peuvent appartenir qu’à une figure non visible ; on relève la même singularité dans la gravure de Le Clerc. Le peintre a donc réuni symboliquement les douze apôtres au chevet de la Vierge mourante. Mais nous allons voir qu’il a opéré une substitution. Derrière le lit veillent deux saintes femmes, au profil très pur, penchées sur le corps inerte. Il s’agit des deux femmes inconnues qui héritèrent des tuniques de la Vierge, selon une légende encore vivace aux XVIe et XVIIe siècles ; celle-ci restait proposée aux artistes, bien que le caractère apocryphe du récit eût été parfaitement reconnu par les théologiens. Ces deux femmes étaient déjà présentes dans les tableaux de Saraceni et la gravure de Le Clerc. Contrairement à l’iconographie courante, popularisée entre autres par les Primitifs flamands, la scène ne se déroule pas, tant chez Saraceni que chez Poussin, dans une maison bourgeoise mais bien dans un vaste édifice d’architecture classique qui s’apparente davantage à une église qu’à la modeste maison où vécut la mère du Christ.
Afin d’animer quelque peu sa composition en hauteur, Poussin a inscrit, dans l’angle supérieur gauche, deux angelots ; celui de gauche porte une couronne de laurier dont il s’apprête à venir ceindre la tête de la défunte. Il s’agit là d’une référence à la palme apportée à Marie, selon les textes apocryphes, par l’ange venu lui annoncer sa mort prochaine. L’absence de cette palme autant que celle du cierge remis à Marie ou de tous les autres attributs (encensoir, livre…) traditionnellement dévolus aux apôtres dans les représentations antérieures du sujet attestent un renouvellement du thème qui se pressentait déjà dans les tableaux de Saraceni et surtout dans celui du Caravage, une œuvre célèbre aujourd’hui conservée au Musée du Louvre. Onretrouve néanmoins chez Poussin un écho des formules usitées par les Primitifs dans leur interprétation de la Légende dorée. On vient de le voir avec les angelots, mais cela paraît être également le cas de la figure de l’apôtre pensif au premier plan au centre : celui-ci offre une réminiscence des apôtres endormis parfois représentés dans les œuvres de la fin de l’époque gothique. De même, l’emplacement de Gondi, qui se substitue à saint Pierre, et celui de saint Jean (le jeune apôtre à gauche) sont conformes à la tradition iconographique, qui démarque le récit de Voragine : « saint Pierre était placé à la tête du lit, saint Jean à ses pieds, les autres apôtres autour du lit, adressant des louanges à la mère de Dieu. »
Dans le fond du tableau, une vaste percée architecturale aère quelque peu la composition. Sur la droite, l’architecture, massive, est masquée par une lourde tenture verdâtre et comme suspendue dans le vide. Cette draperie couvrant l’architecture semble renvoyer à la Dernière Cène de François Pourbus le Jeune (Musée du Louvre) que Poussin aurait tant admirée. Il s’agit par ailleurs d’un rappel des rideaux et baldaquins qui ornaient le lit mortuaire dans les nombreuses représentations qu’ont données les Primitifs nordiques du thème de la Mort de la Vierge. L’intégration de l’archevêque qui commanda le tableau au sein des apôtres enserrant la Vierge constitue, on y a déjà fait allusion, l’élément le plus original de la composition. Malgré son geste de componction (par lequel il reprend en même temps la pose de la Vierge), le personnage ne fait guère preuve d’humilité en s’invitant parmi les apôtres, qu’il domine. Il occupe même la place traditionnellement dévolue à saint Pierre, qui présidait aux funérailles de la Vierge ; Gondi a d’ailleurs revêtu la chape, qui est l’attribut habituel du prince des apôtres dans les Transitus Mariae.
Un tel mode d’intégration du donateur a pu choquer bien des fidèles ; il n’était guère conforme aux nouvelles prescriptions issues du Concile de Trente. Dans nos régions par exemple, le synode provincial de Malines a interdit dès 1607 la représentation de donateurs vivants sur les tableaux d’autel. Mais l’archevêque a cherché à donner un fondement religieux à sa présence intrusive au chevet de la Vierge. Pour sûr, Gondi n’a pas seulement souhaité rendre hommage à la sainte patronne de la cathédrale : il a également célébré son lointain prédécesseur, saint Denis, premier évêque de Paris.Denis de Paris, qui évangélisa la Gaule au IIIe siècle, fut très longtemps confondu avec Denys l’Aréopagite. Celui-ci était un Athénien du Ier siècle mentionné dans les Actes des Apôtres, où l’on apprend qu’il fut converti par saint Paul. La légende, et par la suite l’iconographie, ont confondu les deux personnages. Selon cette légende, Denys l’Aréopagite devint le premier évêque d’Athènes, puis il vint évangéliser la Gaule et il fut décapité sur une colline de Paris, baptisée depuis lors le Mont du Martyre, en abrégé Montmartre.
Or, dans l’un des écrits attribués à Denys l’Aréopagite intitulé les Noms Divins, celui-ci prétend avoir assisté à la mort de Marie ; Jacques de Voragine l’a rappelé dans sa Légende dorée, texte qui a certainement servi de source au peintre. Denys aurait fait partie des disciples amenés par des anges au chevet de la Vierge mourante. Voilà pourquoi, s’étant fait représenter sous les traits du premier évêque de Paris, le premier archevêque s’est invité sans complexe parmi les disciples qui ont assisté à la dormition de la Vierge. Poussin a de la sorte établi un lien historique autant que symbolique entre Gondi et son lointain prédécesseur. On retrouve là une héroïsation allégorique typique de l’ère baroque et dont Rubens s’apprêtait au même moment à écrire une des plus belles pages dans la Galerie de Médicis.
Sans préjudice de son iconographie exceptionnelle, ce tableau constitue un unicum, une œuvre sans équivalent dans la production de Nicolas Poussin : il s’agit en effet du seul témoin sûr de son art avant son voyage à Rome, c’est-à-dire avant cette découverte frénétique de l’Antiquité qui a complètement bouleversé ses conceptions. Le tableau est dès lors extrêmement différent de la production du peintre que l’on connaissait jusqu’à présent. Ainsi moins de trois années séparent-elles la Mort de la Vierge de la Destruction du Temple de Jérusalem (le premier tableau datable de Poussin à Rome, à la charnière des années 1625-1626), mais on a affaire à deux univers culturels différents. Cela atteste que la rupture fut brutale. L’arrivée à Rome a dû provoquer un choc chez Poussin et son art s’est largement réorienté.
Examinons donc rapidement la place que dut occuper ce tableau dans la production parisienne de son temps. Il faut se rendre compte que les années 1620 représentent à Paris une période de transition aujourd’hui encore mal connue. C’est l’époque de tous les devenirs. Nous nous situons alors entre la seconde époque de Fontainebleau et les débuts de ce que l’on considère habituellement, un peu schématiquement il est vrai, comme l’écolefrançaise du grand goût, qui aurait été initiée par Simon Vouet à son retour d’Italie en 1627. Dans ces années 1620, Paris n’est pas encore un centre artistique de tout premier plan, même si les recherches des dernières années ont montré la diversité de la production artistique au sein de ce foyer. Il est significatif que, pour célébrer sa gloire et le panégyrique de son défunt mari, la reine Marie de Médicis ait fait appel à Pierre-Paul Rubens en 1622.
Dix ans plus tard, ce n’aurait plus été le cas, car l’intervention régénératrice de Vouet imposa une vogue décorative sans précédent dans une ville en pleine ébullition artistique. Au début des années 1620, les meilleurs peintres français sont encore à Rome ou vivent en province. Et les peintres les plus en vue à Paris étaient les Flamands François Pourbus le Jeune, Ferdinand Elle et Philippe de Champaigne, le Lorrain Georges Lallemant et le Picard Quentin Varin, tous artistes que le jeune Poussin a connus personnellement. Si l’on retrouve dans la Mort de la Vierge la solidité plastique des œuvres de Pourbus et Champaigne – Alexis Merle du Bourg y voit même l’influence, à mon sens peu évidente, de Rubens [8] –, on est en revanche loin des afféteries de la seconde école de Fontainebleau, même si le caractère compact de la multiplicité de personnages représentés dans le tableau semble bien renvoyer à cette école autant qu’à Lallemant. Mais ici point de « beau feu » ni de ces gestes précieux ni de ces élongations ou de ces arrondissements des formes que l’on trouve chez tant de contemporains parisiens du premier quart du siècle.
Non seulement son formalisme antimaniériste marque une rupture avec Fontainebleau, mais surtout il dénote une connaissance indubitable de la peinture italienne contemporaine. Les jeux de lumière joliment contrastés sont édifiants à cet égard. Le principal apport de ce tableau, c’est la démonstration d’un Poussin ayant déjà largement assimilé les nouvelles modes italiennes bien au-delà de l’étude des gravures, ce qui devait être assez exceptionnel dans le Paris de 1623. Or, on sait par les biographes du peintre que celui-ci effectua un voyage à Florence. Ce périple, qui peut être situé en 1618, fut d’une importance beaucoup plus déterminante qu’on l’imaginait. Le jeune peintre est entré là en contact avec les courants contemporains, où émergeaient le courant antimaniériste de peintres tels que Santi di Tito ou Cigoli. Il n’est pas exclu non plus que, sur le chemin de Florence ou au retour, Poussin soit passé par Bologne, une cité qui constituait alors, après Rome, le plus important foyer pictural d’Italie. Il n’a pas dû attendre d’être à Rome pour assimiler la plastique puissante des Carrache ou la lumière contrastée de Lanfranco.
À l’évidence, cette imprégnation lui conféra une place spécifique dans le concert de la peinture parisienne du début des années 1620. Ce qui ne l’a pas empêché de puiser dans le fonds local. La gestuelle des acteurs autant que la mise en place du décor doivent par exemple beaucoup à la Cène peinte par François Pourbus le Jeune en 1618, une œuvre que Poussin admirait beaucoup. L’intérêt du tableau se trouve aussi dans le point de rupture que constitue cette résignation stoïque héritée de l’humanisme dévot et annonciatrice de la sublime intériorité des chefs-d’œuvre romains. Poussin montre ici un goût dont il ne se départira plus pour l’expression circonstanciée des différentes passions de l’âme. Malheureusement, les usures subies par la toile ont largement atténué les effets de pathos qui devaient se dégager de l’œuvre placée dans la cathédrale Notre-Dame.
À cet endroit, elle connut un rayonnement dont la redécouverte du tableau a permis de mieux mesurer l’ampleur. La composition a connu une jolie fortune puisqu’on la retrouve dans des tableaux d’élèves de Vouet tels qu’Eustache Le Sueur ou Charles Poërson, par exemple. Elle semble avoir aussi avoir connu une descendance dans la peinture flamande. Un dessin de la Mort de la Vierge de Jan Boeckhorst (Paris, Institut néerlandais), préparatoire à un tableau perdu [9], offre une curieuse résonance au tableau de Sterrebeek, avec sa disposition en hauteur, une large draperie dominant le lit de la vierge mourante et les angelots du coin supérieur gauche. Il y a fort à parier queBoeckhorst a admiré la toile de Poussin lors d’un passage à Paris sur le chemin ou au retour d’un de ses deux voyages en Italie (cf. Pierre-Yves Kairis).
La Mort de la Vierge (Poussin)
Huile sur toile, 203 x 138 cm, 1623, église saint Pancrace, Terrebeek (Belgique).
Merci La Tribune de l'Art pour la photo.
Conformément au récit traditionnel de la mort de Marie tel qu’il a été popularisé par la Légende dorée de Jacques de Voragine, les apôtres, qui prêchaient à travers le monde, ont été miraculeusement ramenés par des anges au chevet de la Vierge au moment de son trépas. Dans cette peinture comme dans le dessin préparatoire, c’est le lit de la Vierge, disposé obliquement au centre de la composition, qui en constitue le pivot. Il s’agit d’un axe diagonal qui part de la mitre de l’archevêque et qui tombe dans le coin inférieur gauche. Cet axe est contrebalancé par une oblique inverse qui suit le bras - curieusement trop étendu, comme pour renforcer cet axe oblique - de l’apôtre agenouillé à droite. La composition est rythmée par les multiples attitudes éplorées des nombreux personnages. Ceux-ci s’inscrivent autour du lit en deux niveaux dans un ovale (plus apparent dans la peinture que dans le dessin). Le sujet ne se prêtait guère à un format en hauteur. C’est ce qui explique l’impression d’entassement dans une composition fort resserrée.
Nous voilà bien loin de la limpidité de construction des œuvres ultérieures. Il est probable que Poussin ait eu connaissance de la gravure que réalisa en 1619 le Lorrain Jean Le Clerc d’après un des multiples tableaux de Carlo Saraceni sur ce thème. On y décèle par exemple, outre une profonde percée architecturale, une même rhétorique théâtrale de l’émotion balançant, par les gestes, entre contenance et exubérance. On recense onze figures masculines desquelles se détache celle de l’archevêque à droite. Un douzième personnage, au fond à gauche, se devine exclusivement par ses bras levés entrouverts. Ceux-ci ne peuvent appartenir qu’à une figure non visible ; on relève la même singularité dans la gravure de Le Clerc. Le peintre a donc réuni symboliquement les douze apôtres au chevet de la Vierge mourante. Mais nous allons voir qu’il a opéré une substitution. Derrière le lit veillent deux saintes femmes, au profil très pur, penchées sur le corps inerte. Il s’agit des deux femmes inconnues qui héritèrent des tuniques de la Vierge, selon une légende encore vivace aux XVIe et XVIIe siècles ; celle-ci restait proposée aux artistes, bien que le caractère apocryphe du récit eût été parfaitement reconnu par les théologiens. Ces deux femmes étaient déjà présentes dans les tableaux de Saraceni et la gravure de Le Clerc. Contrairement à l’iconographie courante, popularisée entre autres par les Primitifs flamands, la scène ne se déroule pas, tant chez Saraceni que chez Poussin, dans une maison bourgeoise mais bien dans un vaste édifice d’architecture classique qui s’apparente davantage à une église qu’à la modeste maison où vécut la mère du Christ.
Afin d’animer quelque peu sa composition en hauteur, Poussin a inscrit, dans l’angle supérieur gauche, deux angelots ; celui de gauche porte une couronne de laurier dont il s’apprête à venir ceindre la tête de la défunte. Il s’agit là d’une référence à la palme apportée à Marie, selon les textes apocryphes, par l’ange venu lui annoncer sa mort prochaine. L’absence de cette palme autant que celle du cierge remis à Marie ou de tous les autres attributs (encensoir, livre…) traditionnellement dévolus aux apôtres dans les représentations antérieures du sujet attestent un renouvellement du thème qui se pressentait déjà dans les tableaux de Saraceni et surtout dans celui du Caravage, une œuvre célèbre aujourd’hui conservée au Musée du Louvre. Onretrouve néanmoins chez Poussin un écho des formules usitées par les Primitifs dans leur interprétation de la Légende dorée. On vient de le voir avec les angelots, mais cela paraît être également le cas de la figure de l’apôtre pensif au premier plan au centre : celui-ci offre une réminiscence des apôtres endormis parfois représentés dans les œuvres de la fin de l’époque gothique. De même, l’emplacement de Gondi, qui se substitue à saint Pierre, et celui de saint Jean (le jeune apôtre à gauche) sont conformes à la tradition iconographique, qui démarque le récit de Voragine : « saint Pierre était placé à la tête du lit, saint Jean à ses pieds, les autres apôtres autour du lit, adressant des louanges à la mère de Dieu. »
Dans le fond du tableau, une vaste percée architecturale aère quelque peu la composition. Sur la droite, l’architecture, massive, est masquée par une lourde tenture verdâtre et comme suspendue dans le vide. Cette draperie couvrant l’architecture semble renvoyer à la Dernière Cène de François Pourbus le Jeune (Musée du Louvre) que Poussin aurait tant admirée. Il s’agit par ailleurs d’un rappel des rideaux et baldaquins qui ornaient le lit mortuaire dans les nombreuses représentations qu’ont données les Primitifs nordiques du thème de la Mort de la Vierge. L’intégration de l’archevêque qui commanda le tableau au sein des apôtres enserrant la Vierge constitue, on y a déjà fait allusion, l’élément le plus original de la composition. Malgré son geste de componction (par lequel il reprend en même temps la pose de la Vierge), le personnage ne fait guère preuve d’humilité en s’invitant parmi les apôtres, qu’il domine. Il occupe même la place traditionnellement dévolue à saint Pierre, qui présidait aux funérailles de la Vierge ; Gondi a d’ailleurs revêtu la chape, qui est l’attribut habituel du prince des apôtres dans les Transitus Mariae.
Un tel mode d’intégration du donateur a pu choquer bien des fidèles ; il n’était guère conforme aux nouvelles prescriptions issues du Concile de Trente. Dans nos régions par exemple, le synode provincial de Malines a interdit dès 1607 la représentation de donateurs vivants sur les tableaux d’autel. Mais l’archevêque a cherché à donner un fondement religieux à sa présence intrusive au chevet de la Vierge. Pour sûr, Gondi n’a pas seulement souhaité rendre hommage à la sainte patronne de la cathédrale : il a également célébré son lointain prédécesseur, saint Denis, premier évêque de Paris.Denis de Paris, qui évangélisa la Gaule au IIIe siècle, fut très longtemps confondu avec Denys l’Aréopagite. Celui-ci était un Athénien du Ier siècle mentionné dans les Actes des Apôtres, où l’on apprend qu’il fut converti par saint Paul. La légende, et par la suite l’iconographie, ont confondu les deux personnages. Selon cette légende, Denys l’Aréopagite devint le premier évêque d’Athènes, puis il vint évangéliser la Gaule et il fut décapité sur une colline de Paris, baptisée depuis lors le Mont du Martyre, en abrégé Montmartre.
Or, dans l’un des écrits attribués à Denys l’Aréopagite intitulé les Noms Divins, celui-ci prétend avoir assisté à la mort de Marie ; Jacques de Voragine l’a rappelé dans sa Légende dorée, texte qui a certainement servi de source au peintre. Denys aurait fait partie des disciples amenés par des anges au chevet de la Vierge mourante. Voilà pourquoi, s’étant fait représenter sous les traits du premier évêque de Paris, le premier archevêque s’est invité sans complexe parmi les disciples qui ont assisté à la dormition de la Vierge. Poussin a de la sorte établi un lien historique autant que symbolique entre Gondi et son lointain prédécesseur. On retrouve là une héroïsation allégorique typique de l’ère baroque et dont Rubens s’apprêtait au même moment à écrire une des plus belles pages dans la Galerie de Médicis.
Sans préjudice de son iconographie exceptionnelle, ce tableau constitue un unicum, une œuvre sans équivalent dans la production de Nicolas Poussin : il s’agit en effet du seul témoin sûr de son art avant son voyage à Rome, c’est-à-dire avant cette découverte frénétique de l’Antiquité qui a complètement bouleversé ses conceptions. Le tableau est dès lors extrêmement différent de la production du peintre que l’on connaissait jusqu’à présent. Ainsi moins de trois années séparent-elles la Mort de la Vierge de la Destruction du Temple de Jérusalem (le premier tableau datable de Poussin à Rome, à la charnière des années 1625-1626), mais on a affaire à deux univers culturels différents. Cela atteste que la rupture fut brutale. L’arrivée à Rome a dû provoquer un choc chez Poussin et son art s’est largement réorienté.
Examinons donc rapidement la place que dut occuper ce tableau dans la production parisienne de son temps. Il faut se rendre compte que les années 1620 représentent à Paris une période de transition aujourd’hui encore mal connue. C’est l’époque de tous les devenirs. Nous nous situons alors entre la seconde époque de Fontainebleau et les débuts de ce que l’on considère habituellement, un peu schématiquement il est vrai, comme l’écolefrançaise du grand goût, qui aurait été initiée par Simon Vouet à son retour d’Italie en 1627. Dans ces années 1620, Paris n’est pas encore un centre artistique de tout premier plan, même si les recherches des dernières années ont montré la diversité de la production artistique au sein de ce foyer. Il est significatif que, pour célébrer sa gloire et le panégyrique de son défunt mari, la reine Marie de Médicis ait fait appel à Pierre-Paul Rubens en 1622.
Dix ans plus tard, ce n’aurait plus été le cas, car l’intervention régénératrice de Vouet imposa une vogue décorative sans précédent dans une ville en pleine ébullition artistique. Au début des années 1620, les meilleurs peintres français sont encore à Rome ou vivent en province. Et les peintres les plus en vue à Paris étaient les Flamands François Pourbus le Jeune, Ferdinand Elle et Philippe de Champaigne, le Lorrain Georges Lallemant et le Picard Quentin Varin, tous artistes que le jeune Poussin a connus personnellement. Si l’on retrouve dans la Mort de la Vierge la solidité plastique des œuvres de Pourbus et Champaigne – Alexis Merle du Bourg y voit même l’influence, à mon sens peu évidente, de Rubens [8] –, on est en revanche loin des afféteries de la seconde école de Fontainebleau, même si le caractère compact de la multiplicité de personnages représentés dans le tableau semble bien renvoyer à cette école autant qu’à Lallemant. Mais ici point de « beau feu » ni de ces gestes précieux ni de ces élongations ou de ces arrondissements des formes que l’on trouve chez tant de contemporains parisiens du premier quart du siècle.
Non seulement son formalisme antimaniériste marque une rupture avec Fontainebleau, mais surtout il dénote une connaissance indubitable de la peinture italienne contemporaine. Les jeux de lumière joliment contrastés sont édifiants à cet égard. Le principal apport de ce tableau, c’est la démonstration d’un Poussin ayant déjà largement assimilé les nouvelles modes italiennes bien au-delà de l’étude des gravures, ce qui devait être assez exceptionnel dans le Paris de 1623. Or, on sait par les biographes du peintre que celui-ci effectua un voyage à Florence. Ce périple, qui peut être situé en 1618, fut d’une importance beaucoup plus déterminante qu’on l’imaginait. Le jeune peintre est entré là en contact avec les courants contemporains, où émergeaient le courant antimaniériste de peintres tels que Santi di Tito ou Cigoli. Il n’est pas exclu non plus que, sur le chemin de Florence ou au retour, Poussin soit passé par Bologne, une cité qui constituait alors, après Rome, le plus important foyer pictural d’Italie. Il n’a pas dû attendre d’être à Rome pour assimiler la plastique puissante des Carrache ou la lumière contrastée de Lanfranco.
À l’évidence, cette imprégnation lui conféra une place spécifique dans le concert de la peinture parisienne du début des années 1620. Ce qui ne l’a pas empêché de puiser dans le fonds local. La gestuelle des acteurs autant que la mise en place du décor doivent par exemple beaucoup à la Cène peinte par François Pourbus le Jeune en 1618, une œuvre que Poussin admirait beaucoup. L’intérêt du tableau se trouve aussi dans le point de rupture que constitue cette résignation stoïque héritée de l’humanisme dévot et annonciatrice de la sublime intériorité des chefs-d’œuvre romains. Poussin montre ici un goût dont il ne se départira plus pour l’expression circonstanciée des différentes passions de l’âme. Malheureusement, les usures subies par la toile ont largement atténué les effets de pathos qui devaient se dégager de l’œuvre placée dans la cathédrale Notre-Dame.
À cet endroit, elle connut un rayonnement dont la redécouverte du tableau a permis de mieux mesurer l’ampleur. La composition a connu une jolie fortune puisqu’on la retrouve dans des tableaux d’élèves de Vouet tels qu’Eustache Le Sueur ou Charles Poërson, par exemple. Elle semble avoir aussi avoir connu une descendance dans la peinture flamande. Un dessin de la Mort de la Vierge de Jan Boeckhorst (Paris, Institut néerlandais), préparatoire à un tableau perdu [9], offre une curieuse résonance au tableau de Sterrebeek, avec sa disposition en hauteur, une large draperie dominant le lit de la vierge mourante et les angelots du coin supérieur gauche. Il y a fort à parier queBoeckhorst a admiré la toile de Poussin lors d’un passage à Paris sur le chemin ou au retour d’un de ses deux voyages en Italie (cf. Pierre-Yves Kairis).