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Grande décoration aux masques (Matisse)

Gouache sur papier, découpée et collée, avec encre sur papier blanc, montée sur toile (maquette préliminaire pour céramique), 354 x 996 cm, 1953, National Gallery of Art, Washington.

 

La Grande décoration aux masques réunit tout à la fois : les gravures et la quarantaine d’aquatintes exécutées de 1948 à 1953, l’année de sa mort, mais aussi l’’ensemble de ses peintures, de ses dessins et ses sculptures. Matisse l’écrira même à son fils Pierre, en 1953 : "Je crois, vraiment, que c’est mon chef d’œuvre". Il y a résolu le problème qui l’a toujours hanté, concilier les inconciliables en accordant couleur et dessin, tache et contour, Orient et Occident, portrait ressemblant ou masque…, et a pu y mettre fin, un an avant sa mort.

 

Le conflit entre la couleur et le dessin, la tache et le contour (1er inconciliable), n’est pas nouveau chez le peintre. Matisse nous le révèle dans une lettre écrite à Paul Signac, le 14 juillet 1905. C’est le moment où il s’abandonne, non sans angoisse à la couleur pure, ce qui s’appellera le fauvisme, dans le tableau intitulé Luxe, calme et volupté : « Avez-vous trouvé, dans mon tableau, un accord parfait entre le caractère du dessin et le caractère de la peinture ? Selon moi, ils me paraissent totalement différents l’un de l’autre, et même absolument contradictoires. L’un, le dessin, dépend de la plastique linéaire ou sculpturale, et l’autre, la peinture, dépend de la plastique colorée, Résultat : la peinture, surtout divisée, détruit le dessin, qui tire toute son éloquence du contour. »

 

Tout au long de sa vie Matisse a cherché physiquement et par son travail de nouveaux espaces. Dans son corps d’abord, il a vécu des périodes de confinement, d’étouffement. En 1941, à Lyon, il subit une lourde opération intestinale qui l’obligera à porter en permanence un corset métallique et ne lui permettra de quitter sa couche ou de s’asseoir que quelques heures par jour. Au sortir de l’opération, un rêve lui avait prédit ce destin : il s’y était vu coincé dans un cercueil qui l’étouffait. Dans son travail, Matisse connaît trois espaces (2ème inconciliable) : la perspective, l’espace abyssin, l’espace islamique. La perspective est l’espace des premières œuvres, la période de l’atelier quai Saint-Michel, et une référence qui revient souvent dans les portraits. L’espace abyssin est celui du temps de la cosmogonie, ce fond exaltant mais inquiétant que Matisse a redécouvert et qui lui a valu ses toiles les plus grandioses : La Danse et La Musique (1909-1910). La révélation de l’Orient, qu’il faudrait mieux appeler celle de l’Islam, date de 1900. Il s’y est familiarisé dès 1906 par son voyage en Algérie dont il n’apprécie guère le folklore touristique et ne rapporte qu’un petit vase. Dans ses peintures, il exprime l’art islamique surtout par des tissus, des tapis qui deviennent ses sources les plus importantes par lesquelles il accède à l’Orient.

 

Le troisième inconciliable réside dans le portrait réaliste et le portrait spirituel, la figure et les masques. Matisse l’a souvent répété : « Ce qui m’intéresse le plus, ce n’est ni le paysage, ni la nature, mais la figure. » Et Pierre Schneider enchaîne : « Une gravure de Matisse, c’est la rencontre d’une figure et d’un fond. » Le portrait réaliste, que Matisse refuse, appelle un fond en perspective ; le portrait spirituel peut se réduire à quelques traits. Le critique d’art rajoute : « Matisse le possède si intensément [...] ce don mimétique [...] qu’il arrive que l’on reconnaisse la mère, que l’on ne connaît pas, en voyant le portrait de la fillette qui a posé pour lui. » C’est dans le déroulement des séries gravées que Pierre Schneider a pu analyser la triple relation entre le portrait réaliste et le portrait spirituel, la ressemblance et l’abstraction, la figure et le fond : « Elles apparaissent réalistes et reconnaissables, se font peu à peu plus intenses à mesure qu’elles se réduisent à l’essentiel qui les propulse, les disperse hors de leur forme initiale, donc hors de leur sens premier, dont elles finissent par ne garder que les plus frappantes de leurs lignes ou segments de lignes, les quelles, selon la façon dont elles se recomposent, deviennent des figures nouvelles ou des abstractions indéchiffrables, à moins qu’elles se dissolvent dans le fond qui les a engendrées. [...] Figure détaillée et abstraction croissante se rejoignent, l’espace émouvant d’un instant. Aller et retour sans fin, parce que chacun renvoie à l’autre, comme les yeux s’ouvrent et se ferment pour constituer le regard. Figure réaliste et figure absolue, infini intensif et infini extensif se croisent sur un point ou plus exactement sur un axe : le talent consiste à les concevoir ; le génie à les croiser [...] Peu à peu, nous commençons à comprendre ce que trament la figure et le fond, incompatibles mais indispensables l’une à l’autre ».

 

Pour La grande Décoration aux masques, Matisse emprunte dans sa trentaine d’aquatintes créées de 1948 à 1953, deux visages qui figurent de part et d’autre de la colonne fleurie. Mais voici une nouvelle rencontre de l’orient et de l’occident : la perspective horizontale du tapis floral est-elle compatible avec celle des masques qui renvoie à celle du portrait ? Le fond blanc de la céramique, qui place les fleurs sur une vision d’infini ne vient-il pas creuser les masques ? Matisse peut-il installer côte à côte ces figures dans l’étendue orientale du tapis et la profondeur occidentale de la gravure ? Pierre Schneider insiste : « Au premier abord, les figures semblent disproportionnées, débordées par la marée florale ; mais très vite elles attirent puis retiennent l’attention. C’est qu'elles émergent d’un fond blanc, qui n’est pas celui de la décoration, mais intensif et non extensif comme le parterre des fleurs. Si notre regard s’attarde sur l’ensemble, nous prenons conscience d’autre chose : peu à peu, ces visages cessent d’être des masques pour devenir des créatures humaines qui laissent affleurer une ébauche de moue, un soupçon de sourire, un clignement de l’œil… En un mot le temps de la contemplation rend possible le voyage, qui, dans le temps présent, métamorphose le spirituel en matériel et l’abstrait en humain [...]. S’instaure entre les deux incompatibles un va-et-vient, une navette du regard qui les entretisse. »

 

Comme La Grande Décoration aux masques a su accorder ces trois inconciliables : la couleur et le dessin, l’espace de l’Islam et celui de la figure, le portrait réaliste et le portrait spirituel, elle reste bien l’œuvre ultime de Matisse (cf. Jacques-Louis Binet, canalacademie.com).

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Uploaded on August 26, 2019
Taken on August 26, 2019