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Les Déchargeurs de charbon (C Monet - W 364)

Huile sur toile, 55 x 66 cm, 1875 (W 364), musée d'Orsay, Paris.

 

Motif pris depuis la rive de Clichy, au pied du pont routier d'Asnières, spectacle probablement aperçu en train, car visible alors en plusieurs lieux sur les rives de la Seine proches de Paris. On aperçoit au fond une arche du pont de Clichy (cf. D Wildenstein).

 

Le paysage impressionniste

 

Ce tableau mérite que l'on s'y arrête pour d'innombrables raisons. D'abord, si la beauté de la campagne peinte par les impressionnistes prévaut toujours sur l'intérêt topographique des lieux du motif (ce que nous ne négligeons cependant pas ici), c'est que leurs représentations champêtres ont une plus grande valeur de mythe que celles des villages, villes ou banlieues localisés (pour C Monet : Argenteuil, Vétheuil, Giverny, etc.). Dans ce tableau, l'intérêt n'est pas tellement axé sur la campagne ou les débuts de la civilisation des loisirs. Souvent en effet, notamment à Argenteuil (mais encore plus ensuite à Vétheuil), C Monet gomme plutôt qu'il ne peint une fumée de "vapeur" sur la Seine ou une cheminée d'usine, tout comme dans les champs disparaissent toutes traces de la "révolution agricole" du XIXème siècle.

 

L'inspiration des impressionnistes en général (et non seulement celle de C Monet) est plutôt orientée hors du monde moderne dans une perspective traditionnelle, ce qui n'enlève toutefois rien à leur génie propre. Elle n'y est pourtant pas toujours circonscrite. Par exemple, avec le développement des chemins de fer, la gare était au centre de l'agitation de la vie moderne et constituait souvent un témoin de l'industrialisation des villes (cf. pour C Monet, les oeuvres d'Argenteuil à ce sujet ou, mieux encore, la série des 12 tableaux de la gare Saint-Lazare qui les prolonge en 1877). Si le terme de paysage se trouve a priori plus en lien avec la notion de nature (le "paysage rural"), l'expression de "paysage urbain" est donc par ailleurs tout aussi justifiée quand on parle des paysages impressionnistes, oeuvres d'art les plus largement connues et appréciées qui aient jamais été produites et nourrissent toujours l'imagination collective du monde.

 

Il faut cependant un peu relativiser. Connait-on en effet autant que cela, toujours pour ce qui concerne C Monet, ses oeuvres de la période d'Argenteuil, de Vétheuil, voire même de Giverny (hors des jardins de fleurs et d'eau qui ont servi de motifs à 324 huiles sur toile. Sa maison n'étant pas un musée, il n'est même pas sûr que les nombreux visiteurs qui s'y pressent les connaissent forcément mieux), soit environ 700 tableaux, le tiers environ de toutes ses toiles ? A ces préliminaires sur le paysage impressionniste (mieux, sur "l'impressionnisme et le paysage français", cf. l'exposition d'avril 1985 au Grand Palais à Paris), s'ajoutent encore, ci-dessous, d'autres commentaires notamment sur la "campagne parisienne", le présent tableau des Déchargeurs de charbon figuré ci-dessus, puis enfin le départ presque implicitement programmé de C Monet d'Argenteuil qui s'est en conséquence ensuivi.

 

La campagne parisienne

 

Les environs de la Rome antique s'appelaient la campana (cf. la Campanie d'aujourd'hui). Si Paris depuis le XIIème siècle est au coeur d'une région qui s'appelle l'Ile-de-France, celle-ci désigne de fait traditionnellement le pays "autour de Paris" avec sa petite (où se trouve Argenteuil) et sa grande (cf. Vétheuil) "couronne", la "vraie France", les autres régions n'étant à proprement parler que des provinces. Dans ce contexte, la campagne des Impressionnistes est donc essentiellement un territoire dépendant de la capitale, celui d'une ville ayant toujours voulu être la plus grande du monde, la "seconde Rome". Leurs paysages s'inspiraient donc plus ou moins consciemment du mythe que représentait le paysage classique, celui d'une "campagne parisienne".

 

Ce paysage français, plus précisément celui de la région parisienne, s'épanouit dans les années 1870 après une humiliante défaite (Sedan, comparable à Waterloo) et la réalisation de l'unité allemande proclamée à Versailles. Peu produite par le pur hasard, la recherche d'une identité nationale se fit alors plus urgente au point que l'antagonisme entre Paris et province s'estompa (cf. aussi la perte de l'Alsace et de la Lorraine). Par ailleurs, Paris était incontestablement le centre du modernisme en France. Non seulement la capitale s'ouvrait au monde industriel mais en bénéficiait. L'invention du chemin de fer notamment amplifia le processus d'unification par les transports, déjà entrepris auparavant avec les routes et la navigation fluviale. Les parisiens allaient à la "campagne" et vice-versa.

 

Les peintures impressionnistes de paysage sont donc à considérer à la fois comme des témoignages de la modernisation profonde de la nation française (notamment les loisirs, pour la bourgeoisie) et l'évocation directe de ses traditions séculaires. La répartition des sites choisis par les Impressionnistes met aussi en évidence leur dépendance par rapport à Paris. Ceux-ci ont représenté des lieux situés tout autour, tournés vers son développement tentaculaire, reliés aux chemins de fer et surtout à la Seine. Cette dernière devient ainsi un fleuve "national" et "mythique", la grande route qui relie Paris à la Normandie, province disputée car très proche, par extension au reste de la France, pour se terminer à l'océan, c'est-à-dire au monde entier (cf. R Bretell et S Schaefer).

 

Les Déchargeurs de charbon

 

Citons ici presque intégralement P Tucker : "Au cours de l'hiver de 1875, C Monet peignit Les Déchargeurs de charbon. A cette occasion, unique et rare, il montre l'industrie à l'oeuvre en termes explicitement humains. Plusieurs péniches sont amarrées aux berges de la Seine, la cale noire de charbon. De longues planches en bois relient le pont orangé-brun à la berge sombre, à droite, au dessus d'une eau d'un vert marin. Sur ces planches, des hommes marchent en file indienne tandis que d'autres sur les bateaux remplissent leurs paniers ou s'alignent pour passer à terre. Au delà, dans le plan central, l'arche métallique d'un pont routier occupe toute la largeur du tableau. A la surface de la toile, celle-là est coupée par le mât de l'un des bateaux de gauche et effleurée par celui d'un bateau du centre.

 

Loin au dessus du niveau de l'eau, sur le pont lui-même, des véhicules tirés par des chevaux se déplacent vers la droite tandis que des piétons circulent dans les deux sens ou se penchent au dessus du garde-fou pour regarder les hommes au dessous. Au loin, un pont de chemin de fer enjambe le fleuve, son arche unique est une réplique distante de celle du plan central. Sur la droite, contre un ciel blafard et gris, se profilent des cheminées d'usine qui crachent de la fumée. Leur verticalité fait écho aux mâts des bateaux de l'avant-plan. En dépit de l'enchevêtrement des lignes, la scène est ordonnée et, malgré la nature du sujet, le tableau remarquablement exempt de tension. Peut-être cela est-il du au fait que C Monet ne tente pas de contrebalancer ville et campagne, sentier et boulevard, ce tableau n'ayant pour objet qu'un seul aspect de la vie de banlieue, son aspect laborieux, industriel et moderne. Il représente de ce fait la face laide mais très réelle de la grande divinité nouvelle, le travail de l'homme.

 

Ceci est évident dans la manière dont C Monet s'est concentré sur l'activité des hommes qui défilent sur les planches. Il a donné un rythme à leurs mouvements, en plaçant trois d'entre eux sur la première planche et trois sur la seconde, deux sur la quatrième et deux sur la cinquième. Trois hommes, celui du milieu de la quatrième planche et ceux de la cinquième, semblent former un groupe qui est la réplique, en quelque sorte, de ceux qui sont au premier plan. Il n'y a qu'un homme sur la sixième planche : au tout début de sa trajectoire, il s'inscrit en contrepoint par rapport au déchargeur de la quatrième planche qui entre dans le champ du tableau. Les deux chargeurs de la dernière planche comblent le vide devant eux.

 

Le rythme instauré entre les groupes d'hommes est également exprimé en termes gestuels. Ceux de la première planche descendent vers le bateau, le panier vide sur la tête, tandis que ceux de la seconde planche remontent vers la berge, la panier plein sur l'épaule. Ceci est également vrai des hommes des deux planches suivantes. Mais ce rythme n'est pas celui du simple aller-retour entre la péniche et la berge. C Monet a en outre mis ses déchargeurs au pas. Tous ceux qui redescendent vers le bateau ont le pied gauche en avant, tandis qu'il s'agit du pied droit pour ceux qui remontent vers le quai. Tout ceci parait excessivement recherché, mais à l'évidence C Monet a senti que cette chorégraphie était importante, non pas tant pour assurer l'harmonie de la scène, la géométrie de la composition ou les effets d'atmosphère, que pour véhiculer le sentiment que les ouvriers exécutaient mécaniquement une seule et même action.

 

Il y a bien sûr une explication technique rationnelle au fait qu'ils marchent en cadence : les planches étant étroites et flexibles, si chacun marchait à son propre rythme et indépendamment des autres, les planches accuseraient de façon irrégulière les pressions exercées et garder l'équilibre deviendrait pour chacun plus difficile. Cette logique ne régit certes pas le mouvement des hommes d'une planche à l'autre, mais C Monet a voulu donner l'impression d'hommes prisonniers d'un schéma réglementé qui les assimile aux pistons d'une machine. Car le sujet de ce tableau n'est pas simplement celui des déchargeurs de charbon mais déjà la robotisation de l'homme à l'ère industrielle. Ces ouvriers sont en fait déshumanisés. Il n'est donc pas étonnant de trouver à ces silhouettes quelque chose de démoniaque et que la scène elle-même procède de l'enfer. Ce tableau révèle la lugubre réalité des banlieues de Paris, montre que ces lieux n'étaient pas si idylliques, tout ce que cependant C Monet a par ailleurs plutôt occulté". Mais le site choisi n'étant pas Argenteuil, pourquoi C Monet est-il donc allé peindre ce sujet ailleurs ?

 

Le départ programmé d'Argenteuil

 

Au cours de la première année à Argenteuil, lorsque C Monet faisait allusion à la vie industrielle de la banlieue, c'était toujours dans un contexte harmonieux. A ce moment, la ville d'Argenteuil concrétisait parfaitement, semble-t-il, ses désirs de modernité du sujet et de contact avec la nature. Mais cette ville subissait dans le même temps des transformations profondes qu'il ne tarda pas à progressivement réaliser. Il trouva cependant une compensation dans les chemins et promenades sous les arbres, aux abords de la ville comme dans son propre jardin, ses deux résidences successives dans la même rue en étant dotées.

 

Mais peu à peu sa relation à la ville se modifia. Argenteuil n'était plus, fin 1875, la ville qu'elle avait été depuis début 1872. Son monde essentiellement mythique, créé à son propre usage pour satisfaire les besoins personnels et esthétiques de l'artiste, bien qu'ancré dans la réalité, était idyllique. La nature ne pouvant contenir l'expansion industrielle et urbaine, il avait jusqu'ici en tant que peintre de paysage essayé de rendre compatibles ces données diamétralement opposées. Ce en quoi il avait jusque là assez bien réussi devenait toutefois de plus en plus difficile en ce qui le concerne à réaliser.

 

C'est ainsi qu'il commença à abandonner profondément Argenteuil mais peut être pas seulement. La distance déjà relevée esthétiquement, quoique encore sporadiquement avec Camille, s'est aussi probablement creusée. Toujours est-il que le rythme de sa production ne s'aligne pas en 1876 sur celui de la ville et de ses environs, mais vers son jardin où, parmi les roses et les dahlias, il emmure littéralement l'agglomération. Cela devait le conduire de la petite couronne : la ville d'Argenteuil, à la grande : au village de Vétheuil, et même un peu au delà : du Vexin français en deçà de l'Epte au seuil du Vexin normand, à Giverny (cf. P Tucker).

 

Merci Michelangelo pour la photo :

www.flickr.com/photos/47934977@N03/8659072767/in/photostr...

 

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Uploaded on January 21, 2010
Taken on January 21, 2010