La Classe de danse (E Degas)
Huile sur toile, 85 x 75 cm, 1874, musée d'Orsay, Paris.
E Degas fréquentait avec assiduité l'Opéra de Paris, en tant que spectateur, mais aussi les coulisses, le foyer de la danse, où il était introduit par un ami musicien de l'orchestre. Il s'agit encore à l'époque du bâtiment de la rue Le Peletier, et non de l'Opéra conçu par Garnier qui le remplacera bientôt. A partir du début des années 1870 et jusqu'à sa mort, les ballerines à l'exercice, aux répétitions ou au repos, deviennent son sujet de prédilection, inlassablement repris avec de nombreuses variantes dans les postures et les gestes. Davantage que les planches et les feux de la rampe, c'est le travail préparatoire qui l'intéresse, l'entraînement. Ici, la leçon s'achève, les élèves sont épuisées, s'étirent, se contorsionnent pour se gratter le dos, rajustent leur coiffure ou leur toilette, une boucle d'oreille ou un ruban, peu attentives à l'inflexible professeur, portrait de Jules Perrot, authentique maître de ballet.
E Degas a observé avec attention les gestes les plus spontanés, naturels et anodins, moments de pause où la concentration se relâche et le corps se détend, après l'effort d'un apprentissage exténuant et d'une implacable rigueur. Le point de vue en légère plongée, axé sur la diagonale de la pièce, accentue la perspective fuyante des lattes du parquet. "Degas est l'un des rares peintres qui aient donné au sol son importance. Il a des planchers admirables" (Paul Valéry). C'est d'autant plus à propos pour des danseuses dont le parquet, que l'on arrose pour éviter d'y glisser, est le principal instrument de travail. C'est aussi ce parquet que le maître martèle de son bâton pour marquer la mesure (cf. musée d'Orsay).
L’espace central composé du maître de ballet est mis en scène par sa posture droite et immobile, semblable au génie en action, figure d’un dieu tout puissant, source du savoir et de l’ordre. Il habite l’espace d’autant plus facilement qu’il est le seul à être vêtu d’habits de couleur. Plongé dans une concentration totale, figure paternelle, il représente le centre de cet univers féminin, tout autant son gardien que son bourreau. Les jeunes danseuses sont autour de lui, dans un mouvement de biais qui va de la gauche vers la droite, imprimé dans l’imaginaire de E Degas au fil des ans. Dans plusieurs autres toiles, on retrouve ce sens, qu'il semble dicter à ces danseuses, comme le ressort guide le pantin. Cette dynamique devient le trait d’un automatisme qui semble les déshumaniser pour en faire des objets d’art, des supports exprimant les mouvements de l’artiste, et non plus des femmes.
Le mur sur lequel les danseuses trouvent refuge fait écho au planche, domestiqué par le bâton du maître, seul possesseur de l’espace. Le décor est sombre, l’espace raffiné mais sobre. Si les danseuses occupent l’espace médian de la toile, le décor disparaît sous leur petite foule. Les éléments architecturaux sont très peu travaillés et ne sont là que pour donner un cadre succinct, un horizon ou un espace clos et fini. La liberté y est contrainte et les rêves à la démesure du miroir immense qui se projette derrière les danseuses. Dans cet univers sélectif, le maître est le créateur, la chorégraphie son art et les danseuses le support.
Cette chorégraphie est en effet l’excellence du mouvement, un tour de l’esprit qui nous permet, grâce au divin, d’accéder à l’art. Le corps devient mouvement et celui qu’il donne à voir n’est rien d’autre que le sublime. Dans ce cas de figure, on est déjà bien au-delà du beau, dans l’art vivant qui n'est pourtant ici que suggéré. Les danseuses n'étant pas en action, mais des figures immobiles en attente de mouvement à l’écoute du maître, un jeu de perspectives s’offre à nous, théâtralisant des figures mystérieuses qui se répètent sans se ressembler, dans une spatialité travaillée.
Dans cette toile, la dichotomie entre l’ombre et la lumière renforce les traits et met en évidence les détails les plus anodins, mais les plus révélateurs : un éventail, le fameux bâton, le piano sur lequel la ballerine qui se gratte le dos est installée, les rubans de gaze, le miroir, les bracelets, les pieds en pointe… Les accessoires accompagnent cette scène pour mieux servir l’intensité du réel et la densité des couleurs. Un pli de tissu, un noeud, un plissement de robe, un trait mis en valeur, et c’est la toile qui vient exprimer la réalité du moment.
Le jeu des couleurs permet de rendre aux ombres et lumières la vérité de la scène telle que E Degas a pu la vivre. Les tutus sont tous marqués par des traits sombres marquant le travail, le costume du maître par des plis soulignant sa sagesse et les teintes du parquet symbolisent les heures de répétition. Cette salle dépouillée nous rappelle qu’ici tout est au service du ballet. La lumière qui se mélange à ces ombres propose une différenciation des niveaux d’analyses : une nuance de jeunesse, un grain d’imagination personnelle, un brin de désobéissance, une fragilité, une mise en évidence d’un manque de grâce, un peu d’intimité relevé au grand jour, un peu de vie humaine chez ces petits automates. Ce voyage à travers l’oeuvre est un voyage dans la création.
En représentant l’objet de toutes les convoitises, ces danseuses finissent par nous renvoyer à une image personnelle de la perfection. L’une a une pose nonchalante avec une main sur les hanches et l’autre, tenant un éventail, nous dévoile ses épaules. Tout semble déjà être un voyage pour mieux la rencontrer. Celle qui se gratte le dos sans retenue semble aussi proche de nous. Les noeuds sont de toutes les couleurs, pour tous les goûts, tout le monde pouvant y trouver l’objet de son désir. Chaque femme peut se retrouver dans l’une des danseuses, de même que chaque homme aura plaisir à se retrouver dans la figure du maître immobile devant ces femmes qui l’écoutent.
Le voyage dans une recherche plastique a fini par prendre au piège E Degas, séduit par ces jeunes filles qui ne le remarquent plus, alors qu’il a passé dix ans de sa vie à leurs côtés. On imagine le léger bruit de la pièce, les toussotements, ricaneries, mesquineries, moqueries, coquetteries, blessures et pleurs, mais aussi les joies immenses, même rares, puisqu'on ne souhaite aux personnages que du bonheur (cf. gizido.com).
La Classe de danse (E Degas)
Huile sur toile, 85 x 75 cm, 1874, musée d'Orsay, Paris.
E Degas fréquentait avec assiduité l'Opéra de Paris, en tant que spectateur, mais aussi les coulisses, le foyer de la danse, où il était introduit par un ami musicien de l'orchestre. Il s'agit encore à l'époque du bâtiment de la rue Le Peletier, et non de l'Opéra conçu par Garnier qui le remplacera bientôt. A partir du début des années 1870 et jusqu'à sa mort, les ballerines à l'exercice, aux répétitions ou au repos, deviennent son sujet de prédilection, inlassablement repris avec de nombreuses variantes dans les postures et les gestes. Davantage que les planches et les feux de la rampe, c'est le travail préparatoire qui l'intéresse, l'entraînement. Ici, la leçon s'achève, les élèves sont épuisées, s'étirent, se contorsionnent pour se gratter le dos, rajustent leur coiffure ou leur toilette, une boucle d'oreille ou un ruban, peu attentives à l'inflexible professeur, portrait de Jules Perrot, authentique maître de ballet.
E Degas a observé avec attention les gestes les plus spontanés, naturels et anodins, moments de pause où la concentration se relâche et le corps se détend, après l'effort d'un apprentissage exténuant et d'une implacable rigueur. Le point de vue en légère plongée, axé sur la diagonale de la pièce, accentue la perspective fuyante des lattes du parquet. "Degas est l'un des rares peintres qui aient donné au sol son importance. Il a des planchers admirables" (Paul Valéry). C'est d'autant plus à propos pour des danseuses dont le parquet, que l'on arrose pour éviter d'y glisser, est le principal instrument de travail. C'est aussi ce parquet que le maître martèle de son bâton pour marquer la mesure (cf. musée d'Orsay).
L’espace central composé du maître de ballet est mis en scène par sa posture droite et immobile, semblable au génie en action, figure d’un dieu tout puissant, source du savoir et de l’ordre. Il habite l’espace d’autant plus facilement qu’il est le seul à être vêtu d’habits de couleur. Plongé dans une concentration totale, figure paternelle, il représente le centre de cet univers féminin, tout autant son gardien que son bourreau. Les jeunes danseuses sont autour de lui, dans un mouvement de biais qui va de la gauche vers la droite, imprimé dans l’imaginaire de E Degas au fil des ans. Dans plusieurs autres toiles, on retrouve ce sens, qu'il semble dicter à ces danseuses, comme le ressort guide le pantin. Cette dynamique devient le trait d’un automatisme qui semble les déshumaniser pour en faire des objets d’art, des supports exprimant les mouvements de l’artiste, et non plus des femmes.
Le mur sur lequel les danseuses trouvent refuge fait écho au planche, domestiqué par le bâton du maître, seul possesseur de l’espace. Le décor est sombre, l’espace raffiné mais sobre. Si les danseuses occupent l’espace médian de la toile, le décor disparaît sous leur petite foule. Les éléments architecturaux sont très peu travaillés et ne sont là que pour donner un cadre succinct, un horizon ou un espace clos et fini. La liberté y est contrainte et les rêves à la démesure du miroir immense qui se projette derrière les danseuses. Dans cet univers sélectif, le maître est le créateur, la chorégraphie son art et les danseuses le support.
Cette chorégraphie est en effet l’excellence du mouvement, un tour de l’esprit qui nous permet, grâce au divin, d’accéder à l’art. Le corps devient mouvement et celui qu’il donne à voir n’est rien d’autre que le sublime. Dans ce cas de figure, on est déjà bien au-delà du beau, dans l’art vivant qui n'est pourtant ici que suggéré. Les danseuses n'étant pas en action, mais des figures immobiles en attente de mouvement à l’écoute du maître, un jeu de perspectives s’offre à nous, théâtralisant des figures mystérieuses qui se répètent sans se ressembler, dans une spatialité travaillée.
Dans cette toile, la dichotomie entre l’ombre et la lumière renforce les traits et met en évidence les détails les plus anodins, mais les plus révélateurs : un éventail, le fameux bâton, le piano sur lequel la ballerine qui se gratte le dos est installée, les rubans de gaze, le miroir, les bracelets, les pieds en pointe… Les accessoires accompagnent cette scène pour mieux servir l’intensité du réel et la densité des couleurs. Un pli de tissu, un noeud, un plissement de robe, un trait mis en valeur, et c’est la toile qui vient exprimer la réalité du moment.
Le jeu des couleurs permet de rendre aux ombres et lumières la vérité de la scène telle que E Degas a pu la vivre. Les tutus sont tous marqués par des traits sombres marquant le travail, le costume du maître par des plis soulignant sa sagesse et les teintes du parquet symbolisent les heures de répétition. Cette salle dépouillée nous rappelle qu’ici tout est au service du ballet. La lumière qui se mélange à ces ombres propose une différenciation des niveaux d’analyses : une nuance de jeunesse, un grain d’imagination personnelle, un brin de désobéissance, une fragilité, une mise en évidence d’un manque de grâce, un peu d’intimité relevé au grand jour, un peu de vie humaine chez ces petits automates. Ce voyage à travers l’oeuvre est un voyage dans la création.
En représentant l’objet de toutes les convoitises, ces danseuses finissent par nous renvoyer à une image personnelle de la perfection. L’une a une pose nonchalante avec une main sur les hanches et l’autre, tenant un éventail, nous dévoile ses épaules. Tout semble déjà être un voyage pour mieux la rencontrer. Celle qui se gratte le dos sans retenue semble aussi proche de nous. Les noeuds sont de toutes les couleurs, pour tous les goûts, tout le monde pouvant y trouver l’objet de son désir. Chaque femme peut se retrouver dans l’une des danseuses, de même que chaque homme aura plaisir à se retrouver dans la figure du maître immobile devant ces femmes qui l’écoutent.
Le voyage dans une recherche plastique a fini par prendre au piège E Degas, séduit par ces jeunes filles qui ne le remarquent plus, alors qu’il a passé dix ans de sa vie à leurs côtés. On imagine le léger bruit de la pièce, les toussotements, ricaneries, mesquineries, moqueries, coquetteries, blessures et pleurs, mais aussi les joies immenses, même rares, puisqu'on ne souhaite aux personnages que du bonheur (cf. gizido.com).