Back to photostream

Portrait de la duchesse d'Enville

En 1744, Alexandre de La Rochefoucauld, duc et pair de France, est compromis dans une cabale contre Madame de Châteauroux, la favorite du roi Louis XV. Ce dernier l'exile en conséquence sur ses terres de La Roche-Guyon avec ordre d’y rester. C’est à cette disgrâce que le château doit sa métamorphose spectaculaire en résidence princière, les travaux profitant aussi au village. En effet, le duc crée un vaste potager derrière la digue qui borde la Seine, rénove le chemin du bac et la route de Gasny, modernise le réseau d’adduction d’eau et fait creuser un grand réservoir souterrain pour alimenter sa demeure, le lavoir et la fontaine du village, sans oublier son potager-verger. Mais il n'est pas seul, puisque sa fille aînée Marie-Louise Nicole Elisabeth de La Rochefoucauld (1716 -1797) qui s'était mariée le 28 février 1732 avec son cousin Jean-Baptiste de La Rochefoucauld de Roye, issue de la branche cadette (le nouvel époux est fait duc d'Enville et sa femme duchesse d’Enville). Elle et son père deviennent ainsi tous deux les personnages phares du château de La Roche-Guyon à son apogée. Mais elle y était installée à demeure depuis 1744 à la mort de son mari et n'entra en possession du duché qu'à la mort de son père en 1762 (un "duché femelle", disaient certains). Elle transmet alors la charge de duc et pair à son fils, conformément aux espoirs de son père relatifs à la lignée de la Maison tout en gérant les domaines attachés au duché-pairie.

 

Aussi vécurent ils, elle et son père, près de vingt ans ensemble. Amis des "lumières", faisant partie de la noblesse "éclairée", ils s'entourent d'hommes politiques : les Choiseul (nombreuses visites à Chanteloup à partir de 1770, la duchesse étant une amie intime de la duchesse de Choiseul), les Rohan, Maurepas, puis Turgot (séjour de 7 mois en 1776, après sa disgrâce, Mme d'Enville étant à ses côtés lorsqu'il mourut en 1781) et les physiocrates, notamment l'agronome anglais A Young (en 1787 et 1790 : "Mme d’Enville et le duc de La Rochefoucauld - son fils - me reçurent d’une façon qui m’aurait rendu agréable cet endroit, même s’il avait été situé au milieu d’un marais", "La Roche-Guyon est un des endroits le plus singulier où j’aie été"), T Jefferson (venu à Paris en 1784), de scientifiques : B Franklin (mais aussi l’un des pères de la révolution américaine et familier du château de la Roche-Guyon, mais où il n’est jamais venu, rencontrant notamment en 1776 les La Rochefoucauld à Paris, rue de Seine), de gens de lettres : madame du Deffand (qui fréquentait souvent l'hôtel parisien des La Rochefoucauld), Condillas, l'abbé Delille en 1777, Julie de Lespinasse, Malesherbes, d'Alembert et plus tard Condorcet (en 1785 et 1791), et d'artistes, notamment H Robert qui séjourna au château en 1770 et y eut quelque temps son atelier. Mais leur oeuvre la plus originale, la plus spectaculaire peut-être pour l'époque, fut l'aménagement d'une bibliothèque considérable de 12 000 (15 000 ?) volumes.

 

Après Waterloo, l'effet politique du retour des émigrés est tellement négatif qu'on en est venu à ignorer un impact culturel dont l'importance n'est pas niable, l'ouverture sur l'étranger, les langues étrangères, les littératures et les institutions d'autres pays. Les anciens émigrés qui ont soif de racines, d'histoire, de sociabilité, retrouvent, à défaut de fortune mobilière, le château de leurs ancêtres, des convictions acquises dans le malheur qu'ils voudraient nourrir et faire partager. Ce mouvement de curiosité notamment religieuse trouvera son lieu de prédilection au château de La Roche-Guyon, sous l'impulsion du plus pieux des Rohan-Chabot, à qui ce domaine revient à la fin des troubles.

 

On y fait des retraites spirituelles très fréquentées, notamment Lamartine qui y a passé la semaine sainte de 1819, écrit l'une de ses Méditations sur ce dernier sujet et puisé l'inspiration religieuse d'une partie de son œuvre. Mais d'autres ont aussi fréquenté occasionnellement ce lieu de rencontre spirituelle : Lacordaire (septembre 1826), Montalembert (en 1827), Dupanloup, l'avocat Berryer, et même Victor Hugo (en 1821 et 1835) :

"Je suis à La Roche-Guyon et j’y pense à toi. Il y a quatorze ans, presque jour pour jour, j’étais ici et à qui pensais-je ? A toi mon Adèle. Oh ! rien n’est changé dans mon coeur. Je t’aime toujours plus que tout au monde, va, tu peux bien me croire. Tu es ma propre vie. Rien n’est changé non plus dans ce triste et sévère paysage. Toujours ce beau croissant de la Seine, toujours ce sombre rebord de collines, toujours cette vaste nappe d’arbres. Rien n’est changé non plus dans le château, excepté le maître qui est mort, et moi, le passant, qui suis vieilli. D’ailleurs, c’est toujours le même ameublement seigneurial ; j’ai revu le fauteuil où s’est assis Louis XIV, le lit où a couché Henri IV. Quant au lit où j’avais couché, c’était le vaste lit du cardinal de La Rochefoucauld" (lettre à Adèle de 1835, Juliette ayant été rencontrée en 1833).

 

Si le cardinal-duc de Rohan, personnage à part, inspire Stendhal qui trouve en lui le modèle de l’évêque que rencontre Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir, Victor Hugo fait également référence à lui dans Les Misérables avec son prédicateur du couvent de Picpus (cf. larocheguyon.fr, G Gadoffre, encyclopédia universalis).

3,007 views
3 faves
6 comments
Uploaded on November 20, 2016
Taken on November 20, 2016