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En souvenir d'Angelina

Pendant ce temps, au saloon, le pianiste repliait ses partitions. Et il avait déclenché le mécanisme qui permettait au piano de jouer tout seul. Il s’apprêtait à partir, lorsqu’il fut envahi par la même énergie qui l’avait intrigué durant le spectacle de Tania. Il regarda furtivement autour de lui, mais ne voyant personne, il se traita d’imbécile et se dirigea vers la porte du fond, celle qui servait aux artistes et qui rejoignait la ruelle qui menait à sa chambrette de location. Une drôle de chambre en vérité. Située dans la seule église de la ville. Le curé de la paroisse avait pris le jeune homme sous sa protection après sa première rixe avec la bande de Tito et chaque fois qu’il le désirait, Gontrand Desylphe savait qu’il pouvait coucher dans le réduit de l’harmonium.

 

Ce soir-là, le vague à l’âme le tenait tellement, depuis qu’il avait vu Tania escortée de deux nouvelles proies, qu’il fallait qu’il joue un peu...pour oublier sa défaite tant dans sa capacité à attirer son attention que dans l’échec à protéger les clients du saloon des maléfices de la voleuse d’âmes.

Et puis ce soir, il avait le mal du pays. L’impression d’arriver à un point culminant de douleur sans trouver précisément une issue. Il était peut-être tard, mais il mettrait la sourdine. Il avait trop besoin de jouer pour se coucher sans un dernier récital.

Alors sitôt refermé le loquet de la sacristie, il fila au réduit, bloqua l’amplificateur et s’installa face à l’instrument. Ses doigts comme à l’habitude pianotèrent dans le vide, cherchant l’énergie et l’inspiration. Puis il posa ses mains sur les touches et après une courte introduction dont la solennité le surprit à revers de lui-même, il chanta :

 

www.youtube.com/watch?v=SF3IktTk_pQ

 

Le morceau était à la fois déchirant et hypnotique. De ceux qui transportent une énergie qui vous enveloppe et vous soulève. Jakob avait perçu cette énergie sortant du clocher de bois et s’était dirigé d’instinct vers l’église. Il avait suivi son intuition et sitôt entré, s’était dirigé vers la sacristie car même avec la sourdine, l’harmonium laissait passer le son et si la mélodie était faible, Jakob avait suffisamment d’oreille pour savoir qui jouait sur l’harmonium de la galerie au-dessus de lui. Il avait reconnu la virtuosité et le timbre si particulier que Gontrand donnait à toutes ses œuvres...Et c’était si beau, que Jakob se dit que pour lui décidément, son cousin jouait la musique des anges.

Seulement, ce soir, cet ange était perdu, désespéré. Et sa musique appelait à l’aide l’univers, les autres anges pour l’assister. Jakob n’avait pas suivi Ulf uniquement pour le surveiller et par curiosité, mais il réalisait qu’il était là pour ramener son cousin à la maison. Comment, il ne le savait pas encore, mais pria mentalement pour que l’univers lui souffle l’inspiration juste.

Et lorsque les dernières notes de l’harmonium résonnèrent, le jeune garçon toqua à la porte :

 

- Gontrand...Gontrand, s’il te plaît, ouvre-moi !

 

- Qui donc m’appelle ?

 

- Tu sais bien qui je suis. Je n’ai pas la même voix ni le même physique, mais nous partageons les mêmes talents, les mêmes énergies. Si je te dis concert à la Vallée Heureuse..tu sais qui je suis n’est-ce pas ?

 

- Jakob ? Mais...ce n’est pas possible…

 

- Si, ça l’est. Je t’en prie...ouvre la porte et je te raconterai tout. Je te promets que je ne suis ni une illusion, ni un mauvais présage.

 

Gontrand se précipita. Reconnut immédiatement le jeune garçon dont il avait senti les énergies un peu plus tôt. Le détailla des pieds à la tête, l’air un peu ahuri et puis l’émotion le submergeant, il ouvrit les bras, les yeux brillants de larmes. Les deux cousins s’étreignirent longuement puis Jakob raconta son drôle de voyage, sa métamorphose, le breuvage d’Oswald et le compagnonnage haut en couleurs avec Ulf le vampire. Gontrand riait de toutes ces nouvelles. Mais il redevint triste lorsque Jakob évoqua les attaques du sorcier, son père prisonnier dans la tour de la forêt et lui-même séparé de tous ceux qu’il aimait.

 

- Et pour couronner le tout, nous nous faisions du souci pour toi, conclut le jeune garçon. Tu as disparu depuis près de trois ans, cousin...Comment as-tu pu nous laisser sans nouvelles ?

 

- Une affaire de coeur et une affaire d’honneur...Ce serait trop long à t’expliquer.

 

- Mais comment es-tu parvenu jusqu’ici ?

 

- Je me suis auto ensorcelé pour accéder à ce monde parallèle. Juste après ma rencontre avec la danseuse que tu as vue tout à l’heure.

Nous avons eu un coup de foudre et même plus que ça...le genre de chose qui m’a décidé à partir.

 

- Mais elle est déjà mariée et tu as vu ce qu’elle fait aux hommes ?

 

- Je sais qu’elle vole les âmes. C’est un être maléfique mais grâce à ma musique, j’ai fait émerger une autre femme, très différente, sans jamais perdre mon âme. Un miracle qui nous a éblouis tous deux.

Alors...je dois démasquer son côté sombre pour qu’enfin, la vraie Tania, celle que j’ai découverte et qui s’est donnée à moi, puisse quitter Tito et s’autoriser à vivre notre histoire d’amour.

 

Jakob soupira.

 

- Tu crois vraiment qu’elle en vaut la peine ? Moi j’ai l’impression que cette femme ne sait que manipuler et ensorceler les hommes qui croisent son chemin. C’est un corps sans âme qui squatte celle des autres, qui s’en nourrit comme le font les vampires avec le sang humain. Quelqu’un de dangereux, sans sentiment, le pendant féminin d’Oswald, dans une version nettement plus séduisante mais néanmoins tout aussi redoutable.

 

- Non, je ne suis pas d’accord avec toi. Ce que tu vois est un masque monstrueux. Une illusion.

 

- Mais alors que fait-elle des âmes qu’elle capture ?

 

- Elle les absorbe au moment suprême du coït, ce qui tue leurs propriétaires. C’est ainsi qu’elle garde sa beauté et son pouvoir d’attraction. Sans ces vols, elle perdrait sa sublime apparence.

 

- Mais c’est horrible ! Comment peux-tu aimer un monstre pareil ? Gontrand...tu réalises un peu ?

Tu es fasciné par cette fille et je peux tout à fait comprendre qu’elle t’attire irrésistiblement. Quel homme ne serait pas séduit par une créature aussi magnétique qui danse comme une déesse du printemps et qui fait autant corps avec la musique ? Mais...c’est un monstre...et tu ne pourras jamais changer cela. Les seuls êtres qui ne peuvent redouter cette femme sont dépourvus d’âmes ou ont déjà vendu la leur...Mais ce n’est pas ce que tu as fait ou ce que tu veux faire, n’est-ce pas ?

 

- Non, je reste du côté de la lumière, cousin. Je ne ferai jamais l’abandon de nos dons ni des bienfaits qu’ils engendrent pour nous et pour les autres, pour une femme, si belle qu’elle soit. Jamais je ne laisserai mon âme entre de mauvaises mains. Mais j’ai compris une chose lorsque j’ai rencontré la gitane blonde : ma musique est un puissant antidote aux maléfices et sorts qu’elle mobilise.

Tania et moi pouvons communier en toute harmonie et vivre un amour d’exception sans qu’elle ait besoin de voler qui que ce soit pour survivre et se présenter au monde.

Et dans cette communion amoureuse et musicale, nous nous sentons comblés comme jamaisnous ne l’avons été. Pourquoi ? Nous n’en savons rien ni l’un ni l’autre. Mais une chose est sûre : nous ne pouvons pas être séparés depuis que nous savons tout ça.

 

- Alors pourquoi depuis trois ans, elle n’a jamais quitté Tito et sa bande ?

 

- Tito est un serpent qui dispose d’un pouvoir hypnotique. Il la conditionne, il lui fait peur aussi. Il lui a dit que si elle le quittait pour moi, tous les malheurs s’abattraient sur elle. Que j’étais plus maléfique qu’eux deux réunis. Et que si elle partait, elle perdrait à jamais tout pouvoir.

Tout cela fait qu’elle a pris peur et a préféré me tenir à distance pour continuer ses maléfices. En espérant un miracle, quelque chose qui changerait notre enfer en paradis, sans pour autant y croire plus que ça. Tu sais ce qu’un jour elle m’a dit ?

 

www.youtube.com/watch?v=b-I2s5zRbHg

 

Gontrand parlait avec tant de ferveur, de passion de Tania et de l’amour qu’il éprouvait pour elle, que Jakob trouva inutile de le mettre en garde. Son cousin était sous emprise. Et n’avait aucune envie de se réveiller de cet état. La voleuse d’âmes avait-elle des pouvoirs vampiriques puissants ? Sans doute pour cela alors qu’elle et Ulf...A cette pensée, Jakob soupira.

 

- Tu sais, je crains que tu ne perdes temps et énergie précieuse ici avec cette histoire.

 

- Tu dis cela parce que tu n’es pas encore tombé amoureux, répliqua Gontrand, piqué au vif.

 

- Détrompe-toi ! J’aime quelqu’un. Mais quelqu’un qui ne me détruit pas comme Tania le fait avec toi. Regarde-toi, Gontrand. Tu es devenu l’ombre de toi-même ici. Tu te caches, tu te planques sans jamais pouvoir vivre à la hauteur de ton coeur, de ton âme. Ni pour la musique, ni pour l’amour.

Alors pourquoi veux-tu rester ici ? Qu’est-ce que tu cherches à expier dans ce monde qui n’est pas le tien ?

 

- Je veux sauver Tania. Je veux vivre avec elle comme durant cette fabuleuse nuit qui a tout changé pour nous…C’est pour elle que je reste ici. Parce que je ne pourrais plus me passer d’elle.

 

Jakob soupira :

 

- Et si l’amour que tu crois partagé n’était qu’une illusion ? Une illusion fabriquée par Tania elle-même ? Y as-tu pensé ? Gontrand, ici tout est artificiel, tout est faux, mensonger...Ce n’est pas la réalité. C’est un monde parallèle. Un monde qui n’évolue jamais. Parce qu’il n’est pas fait pour ça.

Mais pour créer des illusions…

 

- Tu veux dire que quelqu’un de mieux que Tania m’attend chez nous?

 

- J’en suis persuadé. Quelqu’un qui ne te baladera pas d’un saloon à l’autre en te faisant miroiter une vie à deux qui ne vient jamais, qui ne te plongera pas dans la mélancolie la plus noire et le désespoir le plus profond. Quelqu’un qui mettra de la couleur et de l’harmonie réelle dans ta vie. Qui te fera soulever des montagnes et t’aidera à les soulever. Quelqu’un avec qui réellement tu pourras faire des projets de vie, des projets d’avenir sans avoir peur du lendemain. Quelqu’un avec qui tisser la plus belle des musiques...

 

- Ouhlala...Jakob, tu t’enflammes, mon cousin. Et à voir ta figure quand tu me dis ça, on dirait que ce genre d’amour tu l’as déjà. Raconte...qui est-ce ?

 

- Pas maintenant, Gontrand. Plus tard. Le plus urgent pour nous à présent que nous nous sommes retrouvés, c’est de sortir d’ici, et de rentrer à la maison. Si tu t’es ensorcelé, tu dois savoir comment pouvoir quitter ce monde.

 

- Oui mais...pas sans Tania.

 

- Ecoute, tu veux que je te raconte ce qu’elle fait actuellement avec Ulf, ta dulcinée ?

 

- Non...je ne préfère pas !

 

- Alors je t’en prie, cesse de poursuivre qui ne veut rien de concret avec toi. Moi j’ai besoin de toi pour vaincre Oswald et protéger notre famille. Maman est seule avec Angelo et Manfred. Si tu rentres, tu pourras les soutenir et protéger notre royaume. Incarner pleinement tes pouvoirs au service d’une juste cause. Aimer à plein coeur et être payé de retour. Ici, tu t’abîmes dans la douleur et l’attente sans jamais rien obtenir de celle que tu aimes. Elle te remplace par autant d’âmes errantes et proies faciles sans même t’accorder un regard. Elle provoque ta jalousie et ta souffrance. Ce n’est pas de l’amour qu’elle a pour toi. Juste le regret de ne pas t’avoir anéanti, de n’avoir pas absorbé tes pouvoirs ni ton âme. La seule chose qui la réjouisse, c’est que tu continues de la suivre à la trace. Et elle se dit que tôt ou tard, elle finira par t’avoir. Mais en dehors de cette perspective anthropophage, que te donne-t-elle ? Rien.

 

Gontrand fixa Jakob avec émotion. Si une partie de lui souhaitait encore une union avec Tania telle qu’il l’avait vécue durant la première nuit et les quelques jours qu’ils avaient passé ensemble, son âme réclamait autre chose, du concret, pas ce jeu de cache-cache et de faux semblants qui était devenu leur quotidien.

 

- Tu as raison. Alors écoute-moi attentivement. Si nous voulons rentrer, il faut penser à celles et ceux que nous aimons. Si nous fermons notre âme à ces liens noués hors de ce monde, nous restons inaccessibles. Mais si nous rouvrons cette connexion du coeur, alors nous avons la capacité de revenir là où nous étions.

Mais avant de partir, je voudrais revoir une dernière fois, Tania. Pour ne rien regretter tu comprends ?

 

- Je comprends. Tu ne veux pas fermer cette porte définitivement sans t’être assuré qu’elle n’ouvre pas sur le paradis…

 

- C’est tout à fait cela. Et ce sera comme un test. Si vraiment je me suis trompé, soit elle me culpabilisera, soit elle invoquera des faux prétextes pour justifier la distance.

Mais si réellement elle m’aime, alors je pourrai peut-être la convaincre de quitter Tito et de venir avec moi?

 

Jakob sourit. Bien qu’il douta de la réussite d’un tel projet, il comprenait le désir de son cousin.

Ce serait plus facile pour lui de quitter l’illusion ainsi.

 

- Tu te souviens...la petite Angelina ?

 

- La petite blonde aux grands yeux qui venait jouer avec nous chez tes parents ?

 

- Oui et qui voyait l’âme de tout ce qui est vivant ici.

Quand j’ai rencontré Tania, j’ai cru que j’avais retrouvé cet amour d’enfance, qu’il m’avait été rendu. Mais hélas, jamais je n’ai pu savoir l’identité réelle de Tania...ni d’où elle vient exactement.

Elle prétend l’ignorer mais je pense qu’elle évince ces questions pour ne pas à se rappeler quelque chose d’horrible.

 

- Tu es sûr qu’il pourrait s’agir d’Angelina ? Si c’était elle, je l’aurais ressenti tout à l’heure. Son énergie était si douce, si pétillante aussi. Rien à voir avec Tania la maléfique.

 

- Peut-être qu’il lui est arrivé quelque chose. Comme à Angelina qui a disparu la nuit de ses douze ans...Je l’aimais tant...Je n’ai jamais compris comment elle avait pu s’évanouir ainsi dans la nature.

Nous étions si proches, et si amoureux. Tu te souviens de la chanson que nous lui avions écrite et jouée si souvent pour la faire rire ?

 

- Si je m’en souviens...Tu veux qu’on la rejoue, juste pour voir si on s’accorde toujours autant ?

 

Les yeux de Gontrand s’allumèrent. Evoquer Angelina ramenait en lui sourire et joie de vivre. Son âme pleine de chagrin et de pensées noires secouait sa mélancolie. Et c’était justement ce que Jakob cherchait à faire. Il fit un clin d’oeil à son cousin, sortit de sa poche différents instruments miniatures dont une trompette qu’il emboucha. Puis il toucha les différents instruments, installa Gontrand à la batterie et sur un signe commun, les deux cousins entonnèrent ce swing :

 

www.youtube.com/watch?v=PIJzpdJIdmI

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Uploaded on July 17, 2020
Taken on July 17, 2020