26. Bee au Denkmal für die ermordeten Juden Europas, Mitte.
De retour au Mémorial aux Juifs assassinés d'Europe, 20 jours après. L’image de ces stèles anonymes me hante et je ne concevais pas l’idée de ne pas les revoir et d’essayer d’en faire quelque chose, avec mes humbles moyens photographiques.
J’arrive sur le site en fin d’après-midi alors que le soleil commence à descendre et qu’il entre profondément dans les travées orientées ouest-est. J’installe mon appareil sur le pied et choisis un angle et un cadre qui me conviennent. Mon idée est de prendre les visiteurs en pause longue afin de gommer leur individualité pour ne retenir d’eux qu’une forme évanescente, brumeuse, ectoplasmique. Je voudrais voir surgir d’entre les pierres dressées les fantômes des personnes qu’elles représentent.
Je vais rester près de trois heures sur le site et prendre des centaines de clichés que je trierai par la suite. Les ectoplasmes défilent devant moi. J’évite de shooter ceux qui sont trop loin, trop petits sur l’image. Je privilégie les couleurs vives, qui tranchent sur le gris du béton. Je préfère les vêtements blancs.
Très rapidement, un premier gardien vient à ma rencontre. Il veut savoir si je suis un professionnel. Je comprends vite que ceux-ci ne sont pas les bienvenus et que la consigne est de les chasser. Je le rassure facilement et le voilà qui repart faire sa ronde. Ce ne sera pas aussi simple avec le deuxième. Il prend un masque de sévérité pour m’aborder. Il est convaincu que je suis un journaliste et en veut pour preuve la qualité de mon équipement. Pas de chance, la marque de mon pied photo ne plaide pas en ma faveur : « Fotopro » ! Cela constitue pour lui une preuve irréfutable. Au bout d’un quart d’heure de palabres, je parviens à le convaincre du contraire. Détendu, il se montre alors très agréable et répond avec beaucoup d’application à mes questions portant sur son métier et sur l’utilisation du site. J’apprends ainsi que les stèles se dégradent très rapidement bien qu’elles n’aient que 20 ans d’âge. Lézardes, tâches suspectes, infiltrations d’eau… Il s’en désole chaque jour. S’ajoute à cela le vandalisme touristique. Sa tâche est d’empêcher toute utilisation non conforme non seulement à la préservation du monument mais également au respect de ce qu’il représente. Aussi doit-il faire la chasse aux personnes qui viennent là pour pique-niquer ou boire, pour y laisser une inscription quelconque (cœurs, date de leur passage, noms…). S’appuyer sur les stèles n’est pas bien vu non plus au vu de la rapidité avec laquelle le revêtement se détériore. Il y a même régulièrement des gens qui, m’assure-t-il, s’amusent à sauter de bloc en bloc en franchissant les travées par le dessus.
Après son départ, je reprends ma veille. Mais du temps de lumière précieuse s’est écoulée. Le soleil, trop bas, ne souligne plus les arêtes des stèles. Tout n’est plus que nuances de gris. Finies les ombres étirées des visiteurs sur le sol qui m’annonçaient leur arrivée imminente.
Une silhouette apparaît à quelques mètres devant moi et se fige. Cheveux noirs de jais sur une veste blanche, je ne la vois que de dos. Je rectifie rapidement mon réglage de manière à l’avoir nette. Estimant que la photographie pourrait l’intéresser, je vais à sa rencontre. Elle s’appelle Bee, comme l’abeille ai-je besoin de préciser un peu maladroitement. Elle est laotienne, 32 ans, venue seule en Europe. Au Laos, elle travaille pour EDF dans une équipe comprenant beaucoup de personnes françaises. La semaine prochaine, elle visitera Rouen. Elle souhaite que je fasse une série de photos comme celle que je viens de lui montrer mais avec son téléphone, afin de pouvoir les emporter avec elle. Le souvenir, toujours. La crainte de l’oubli, ou le besoin d’une preuve tangible au fait d’avoir été là à tel moment... Nous sommes quelque part dans ce labyrinthe de mémoire minérale, à une croisée particulière, mais parmi des centaines d’autres possibles. Tout autour de nous, ces morts immobiles et sans nom. Et nous qui parlons et rions au milieu d’eux. La vie est toujours plus forte pensé-je. Et la vie sans les rencontres ne vaut pas grand-chose.
26. Bee au Denkmal für die ermordeten Juden Europas, Mitte.
De retour au Mémorial aux Juifs assassinés d'Europe, 20 jours après. L’image de ces stèles anonymes me hante et je ne concevais pas l’idée de ne pas les revoir et d’essayer d’en faire quelque chose, avec mes humbles moyens photographiques.
J’arrive sur le site en fin d’après-midi alors que le soleil commence à descendre et qu’il entre profondément dans les travées orientées ouest-est. J’installe mon appareil sur le pied et choisis un angle et un cadre qui me conviennent. Mon idée est de prendre les visiteurs en pause longue afin de gommer leur individualité pour ne retenir d’eux qu’une forme évanescente, brumeuse, ectoplasmique. Je voudrais voir surgir d’entre les pierres dressées les fantômes des personnes qu’elles représentent.
Je vais rester près de trois heures sur le site et prendre des centaines de clichés que je trierai par la suite. Les ectoplasmes défilent devant moi. J’évite de shooter ceux qui sont trop loin, trop petits sur l’image. Je privilégie les couleurs vives, qui tranchent sur le gris du béton. Je préfère les vêtements blancs.
Très rapidement, un premier gardien vient à ma rencontre. Il veut savoir si je suis un professionnel. Je comprends vite que ceux-ci ne sont pas les bienvenus et que la consigne est de les chasser. Je le rassure facilement et le voilà qui repart faire sa ronde. Ce ne sera pas aussi simple avec le deuxième. Il prend un masque de sévérité pour m’aborder. Il est convaincu que je suis un journaliste et en veut pour preuve la qualité de mon équipement. Pas de chance, la marque de mon pied photo ne plaide pas en ma faveur : « Fotopro » ! Cela constitue pour lui une preuve irréfutable. Au bout d’un quart d’heure de palabres, je parviens à le convaincre du contraire. Détendu, il se montre alors très agréable et répond avec beaucoup d’application à mes questions portant sur son métier et sur l’utilisation du site. J’apprends ainsi que les stèles se dégradent très rapidement bien qu’elles n’aient que 20 ans d’âge. Lézardes, tâches suspectes, infiltrations d’eau… Il s’en désole chaque jour. S’ajoute à cela le vandalisme touristique. Sa tâche est d’empêcher toute utilisation non conforme non seulement à la préservation du monument mais également au respect de ce qu’il représente. Aussi doit-il faire la chasse aux personnes qui viennent là pour pique-niquer ou boire, pour y laisser une inscription quelconque (cœurs, date de leur passage, noms…). S’appuyer sur les stèles n’est pas bien vu non plus au vu de la rapidité avec laquelle le revêtement se détériore. Il y a même régulièrement des gens qui, m’assure-t-il, s’amusent à sauter de bloc en bloc en franchissant les travées par le dessus.
Après son départ, je reprends ma veille. Mais du temps de lumière précieuse s’est écoulée. Le soleil, trop bas, ne souligne plus les arêtes des stèles. Tout n’est plus que nuances de gris. Finies les ombres étirées des visiteurs sur le sol qui m’annonçaient leur arrivée imminente.
Une silhouette apparaît à quelques mètres devant moi et se fige. Cheveux noirs de jais sur une veste blanche, je ne la vois que de dos. Je rectifie rapidement mon réglage de manière à l’avoir nette. Estimant que la photographie pourrait l’intéresser, je vais à sa rencontre. Elle s’appelle Bee, comme l’abeille ai-je besoin de préciser un peu maladroitement. Elle est laotienne, 32 ans, venue seule en Europe. Au Laos, elle travaille pour EDF dans une équipe comprenant beaucoup de personnes françaises. La semaine prochaine, elle visitera Rouen. Elle souhaite que je fasse une série de photos comme celle que je viens de lui montrer mais avec son téléphone, afin de pouvoir les emporter avec elle. Le souvenir, toujours. La crainte de l’oubli, ou le besoin d’une preuve tangible au fait d’avoir été là à tel moment... Nous sommes quelque part dans ce labyrinthe de mémoire minérale, à une croisée particulière, mais parmi des centaines d’autres possibles. Tout autour de nous, ces morts immobiles et sans nom. Et nous qui parlons et rions au milieu d’eux. La vie est toujours plus forte pensé-je. Et la vie sans les rencontres ne vaut pas grand-chose.