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La nouvelle guerre des étoiles

PROLOGUE

On sonne à la porte. Un livreur Darty essoufflé vient de monter seul une machine à laver sur trois étages. Il est en retard, mais de peu. L’installation se déroule sans encombre. Au moment de la signature du bon de réception, il sort, un peu gêné, une tablette de son sac.

 

« Il faut noter le service Darty. Pouvez-vous me mettre une bonne note ? » tente-t-il. Pas de problème, tout s’est bien passé.

 

« Si je vous mets 8 sur 10, c’est bon pour vous ?

 

— Au-dessous de 9, c’est une mauvaise note.

 

— Ah ! Et c’est le service qu’on note ou c’est vous ?

 

— Le service ! Mais au-dessous de 9, je perds ma prime… »

 

C’est de cette scène vécue, et a priori anodine, que l’idée de cette enquête est née. Avec un pressentiment, qui s’est confirmé de jour en jour : l’extension sans limites de la notation. Les notes ont déjà envahi des pans entiers de notre quotidien. Combien de fois avez-vous rencontré des étoiles cette semaine ? Pensez à la note que vous avez dû attribuer à votre garage Citroën lors du dernier contrôle technique. À celle que vous avez donnée à un chauffeur Uber en rentrant de soirée. À vos derniers achats sur Amazon. À votre ophtalmo sur Google.

Les scores sont partout et font désormais partie du décor.

Nous ne sommes pas encore arrivés à rattraper la série d’anticipation de Netflix, Black Mirror, et son génial épisode « Chute libre » où une jeune femme voit sa note passer de 4,2 à 2,8 à la suite d’une série de malchances qui lui fait perdre son statut social et la conduit en prison. Il y a peu de risques que la notation s’empare de notre vie par le biais d’un seul et unique réseau social, comme c’est le cas dans cette fiction. Les tentatives, à ce niveau-là, sont pour l’instant restées sans lendemain, ou peinent à fédérer des communautés suffisantes. Aux États-Unis, l’application Peeple, lancée en 2015, qui permettait de noter aussi bien son voisin que son boulanger, a subi une pluie de critiques et de moqueries la forçant à abandonner son système d’étoiles avant de sombrer dans l’oubli.

Parfois, les notes se font plus discrètes, plus insidieuses, mais non moins redoutables. Aux marques apparentes d’une société imprégnée par l’évaluation s’ajoutent des notes invisibles, attribuées sans notre consentement. Cette invasion silencieuse pose une série de questions.

 

Pourquoi note-t-on ? D’où vient ce mouvement de fond ? Quelles sont les véritables conséquences pour les notés et pour les noteurs ? Les notes sont-elles aussi neutres et objectives qu’elles le paraissent ? En tant que citoyen, peut-on s’opposer à un tel système ?

 

Il ne s’agit pas ici de remettre en cause l’aspect pratique de la note lorsqu’il s’agit de choisir un hôtel ou un restaurant. En tant que consommateurs, nous utilisons cet outil simple et ludique. Même si certains n’y voient qu’une dictature des ploucs, la notation par le grand public a permis, à première vue, une démocratisation de la critique, jusqu’ici réservée à une aristocratie culturelle, en s’attaquant à des domaines où les monopoles étaient présumés intouchables. Le milieu du cinéma et plus encore celui de la restauration en sont les meilleurs exemples. Mais cette transformation profonde de notre société a été jusqu’à aujourd’hui peu questionnée. Elle n’est quasiment jamais évoquée dans le débat politique, trop peu couverte par les médias. Sans doute parce que cette transformation a été trop « silencieuse », pour emprunter le concept du philosophe François Jullien1 : une mutation « globale et continue » à laquelle on ne prête pas forcément attention puisqu’elle « ne se démarque jamais suffisamment pour qu’on la remarque ». La notation, en s’installant par petites touches en France, n’a jamais bouleversé nos esprits au point de nous alerter.

 

En commençant nos recherches, nous avons été systématiquement confrontés à de nouvelles illustrations de cette généralisation de la note. Souvent, les exemples se sont imposés à nous. Pas une semaine ne s’est écoulée sans qu’un proche nous envoie un nouveau questionnaire de satisfaction reçu par mail. Pas une semaine sans qu’une application nous réclame de la noter, comme ce jour où l’application de messagerie WhatsApp nous a demandé d’évaluer la qualité de notre appel durant lequel nous discutions justement de la notation.

 

Durant ces deux années d’enquête, nous avons rencontré des économistes, des historiens, des sociologues. Nous avons obtenu des documents internes à de grandes entreprises et nous avons même infiltré un réseau d’achat de faux commentaires en ligne. Ce travail nous a menés des centres d’appel de grands opérateurs télécom aux coulisses de restaurants, d’agences Pôle Emploi, en passant par les couloirs d’hôpitaux, jusqu’aux bureaux des services de Matignon. Ce livre nous a également conduits en Chine, où un système de notation en particulier suscite tous les fantasmes : le crédit social. C’est là que débute notre récit. Dans une ville portuaire, au sud de Pékin, le gouvernement local teste un score de bonne conduite pour ses citoyens.

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Uploaded on August 13, 2021