anti-rawafidh
L'invasion de l'Afrique byzantine de l'exarchat de Carthage par l'armée arabe des Omeyyades de Damas au étendard blancs
ANNALES DU MAGHREB & DE L'ESPAGNE
IBN EL-ATHIR
LE CALIFAT OMEYYADE
[P. 386] Gouvernement d’'Ok'ba ben Nâfi' en Ifrîkiyya et fondation de la ville de K'ayrawân
D'après Aboû Dja'far T'abari, Maslama ben Mokhalled était en l’an 50 (28 janv. 670) gouverneur de l'Ifrîkiyya, et 'Ok'ba, à qui il avait succédé, avait construit K'ayrawân ; mais les chroniqueurs maghrébins placent à cette année le début du gouvernement d’'Ok'ba ben Nâfi', qui dura jusqu'en 55 (5 décembre 674), et la fondation de K'ayrawân, et font de Maslama le successeur d’'Ok'ba. Comme ces faits doivent leur être mieux connus, je vais suivre la version qu'ils ont consignée dans leurs livres. Mo'âwiya ben Aboû Sofyân, disent-ils, destitua Mo'âwiya ben Hodeydj et le remplaça dans ce gouvernement, en l'an 50, par 'Ok'ba ben Nâfi' Fihri, qui était resté à Bark'a et à Zawîla depuis qu'il les avait conquises du temps d' 'Amr ben el-'Açi et d'où il avait pratiqué la guerre sainte et fait des conquêtes. Avec les dix mille cavaliers que Mo'âwiya lui envoya en même temps que sa nomination, ce chef pénétra en Ifrîkiyya, et le concours que lui prêtèrent les Berbères convertis lui procura une nombreuse armée. Son épée s'abattit sur les habitants qui, à l'arrivée d'un chef musulman, se soumettaient et, au moins en partie, [P. 387] faisaient profession de l'Islam, puis qui, quand il s'en allait, se révoltaient et abjuraient. Il crut alors devoir bâtir une ville où habiteraient les troupes musulmanes avec leurs familles et leurs biens, et où elles seraient en sécurité contre les soulèvements des indigènes. Il arriva sur l'emplacement de K'ayrawân, qui n'était alors qu'une cuvette dont les fourrés étaient pleins de bêtes fauves, de serpents, etc. Comme le ciel exauçait ses prières, il commença par invoquer Dieu, puis prononça ces mots : « Serpents et bêtes féroces ! nous sommes les Compagnons de l'Apôtre de Dieu ! éloignez-vous, car nous allons nous fixer ici, et nous tuerons tous ceux d'entre vous que nous trouverons dorénavant en ces lieux. » On vit alors les reptiles s'éloigner en emportant leurs petits, et ce spectacle amena la conversion d'une tribu berbère nombreuse. Il fit abattre les arbres et construire la ville ainsi que la grande mosquée ; la masse édifia de petites mosquées et des demeures, et les maisons s'étendirent sur une longueur de 3.600 brasses. En 55 (5 décembre 674), toutes les constructions étaient achevées et habitées, sans que, pendant le cours de la construction, on cessât de faire des expéditions et de recueillir du butin. De nombreux Berbères se convertirent, le domaine habité par les musulmans s'agrandit, les cultures des hommes du djond fixés en ces lieux prospérèrent, le séjour en était sûr, de sorte que l'Islam y fut solidement implanté.
Gouvernement de Maslama ben Mokhalled
Mo'âwiya ben Aboû Sofyân confia alors le gouvernement de l'Egypte et de l'Ifrîkiyya à Maslama ben Mokhalled Ançâri, qui nomma en Ifrîkiyya un de ses clients nommé Aboû'l-Mohâdjir. Celui-ci se rendit dans ce pays, où il procéda sans aucun ménagement à la destitution d’'Ok'ba. 'Ok'ba se rendit en Syrie pour se plaindre des procédés d'Aboû' l-Mohâdjir à Mo'âwiya, qui s'excusa et lui promit de lui rendre sa situation ; mais les choses traînèrent en longueur, et ce prince étant venu à mourir, son fils et successeur Yezîd rendit, en 62 (19 sept. 681), à 'Ok'ba, la situation antérieurement occupée par ce chef, qui rejoignit son poste.
D'après le récit d'El-Wâkidi, 'Ok'ba ben Nâfi', devenu gouverneur d'Ifrîkiyya en 46 (12 mars 666), fut le fondateur de K'ayrawân et occupa cette situation jusqu'en 62 (19 sept. 681), où il fut révoqué par Yezîd ben Mo'âwiya et remplacé par Aboû'l-Mohâdjir, client des Ançâr. [P. 388] Celui-ci emprisonna 'Ok'ba et le maltraita, ce qui parvint aux oreilles de Yezîd ben Mo'âwiya et fut cause que ce prince écrivit au nouveau gouverneur de rendre 'Ok'ba à la liberté et de le lui envoyer. A la suite, de son entrevue avec Yezîd, 'Ok'ba, réintégré comme gouverneur de l'Ifrîkiyya, fit arrêter et emprisonner Aboû'l-Mohâdjir. Alors eurent lieu les événements auxquels est attaché le nom de Koseyla, et dont nous parlerons sous l'année 62.
[T. IV, p. 88] Second gouvernement d’'Ok'ba ben Nâfi' en Ifrîkiyya : ses conquêtes et sa mort
Nous avons raconté qu’'Ok'ba, dépouillé de l'administration de l'Ifrîkiyya, était retourné en Syrie [P. 89] auprès de Mo'âwiya, qui lui avait promis de lui rendre cette situation et qu'il était mort pendant qu’'Ok'ba était encore en Syrie. En 62 (19 sept. 681). Yezîd, réalisant la promesse de son père, le renvoya en Ifrîkiyya, et ce chef se rendit en toute hâte à K'ayrawân, où il se saisit d'Aboû'l-Mohâdjir et le jeta enchaîné dans une prison. Il laissa dans cette ville un djond avec ses enfants et ses biens, et y nomma pour le remplacer Zoheyr ben K'ays Balawi, à qui, en présence de ses propres enfants, il annonça qu'il avait fait à Dieu le sacrifice de sa vie et qu'il allait combattre sans trêve les infidèles; puis il lui donna les instructions nécessaires pour agir après lui. Il s'avança alors avec des forces considérables jusqu'à la ville de Bâghâya, où s'étaient concentrés les Roûm en très grand nombre; il leur livra une bataille acharnée où il les mit en déroute, leur fit subir de très grandes pertes en hommes et en biens, et les força de se réfugier dans la ville, dont il commença le siège. Peu soucieux de s'immobiliser là, il marcha bientôt contre le Zâb, vaste région comprenant plusieurs villes et de nombreuses bourgades, et y attaqua Arba,[26] qui en est la ville la plus considérable et où les Roûm et les chrétiens lui opposèrent delà résistance; une partie cependant s'enfuit dans les montagnes, et ceux qui étaient restés durent, à la suite de plusieurs rencontres avec les musulmans, fuir à leur tour après avoir perdu de nombreux cavaliers, et 'Ok'ba marcha sur Tâhert. Alors les Roûm sollicitèrent le concours des Berbères, qui répondirent en grand nombre à cet appel, et une sanglante bataille fut livrée, où les musulmans faillirent succomber sous le nombre; mais, grâce à la protection divine, les alliés furent battus et perdirent une foule des leurs, en outre de leurs richesses et de leurs armes, 'Ok'ba, poursuivant sa marche en avant, arriva à Tanger, où Ilyân (Julien), patrice de Roûm, vint lui présenter de riches cadeaux et reconnaître son autorité. Interrogé sur l'Espagne, le chrétien lui en dit l'importance; des Berbères, sur qui des renseignements lui furent aussi demandés, il dit que leur nombre n'était connu que de Dieu seul, qu'ils habitaient dans le Soûs citérieur et que, restés infidèles et non convertis au christianisme, leur puissance était très grande. 'Ok'ba poussa donc vers le Soûs citérieur, qui est à l'ouest de Tanger, et arriva aux confins du pays berbère. Une très nombreuse armée voulut lui barrer le passage et subit des pertes considérables, puis fut pourchassée dans toutes les directions par la cavalerie musulmane. [P. 90] Il arriva ainsi jusqu'au Soûs ultérieur, où d'innombrables Berbères lui livrèrent de nouveau bataille; mais ils furent encore bal lus, les musulmans en tuèrent tant qu'ils en eurent la force et firent un grand butin et de nombreux prisonniers. Ayant ainsi atteint Mâliyân,[27] sur l'Océan Atlantique, il s'écria : « O mon Dieu ! si je n'étais arrêté par cette mer, je continuerais mes conquêtes en combattant dans ta voie! »
Revenant alors sur ses pas et tandis que la crainte éloignait de sa route Roûm et Berbères, il campa au lieu dit maintenant Ma'l-faras, où il n'y avait pas d'eau. Comme ses troupes étaient près de mourir de soif, il fit une prière de deux rek'a et invoqua le ciel; un de ses chevaux, s'étant alors mis à gratter le sol de ses deux pieds de devant, mit au jour un rocher d'où l'eau jaillit, et à la suite de l'ordre qu'il donna, les soldats fouillèrent le sol et de nombreux points d'eau lui permirent de se désaltérer.[28] De là ce nom de Ma'l-faras (eau du cheval). Arrivé à la ville de T'obna, à huit journées de K'ayrawân, il fit marcher ses troupes par détachements isolés, tant les succès qu'il avait obtenus le rendaient confiant et tant il croyait n'avoir plus rien à redouter de personne. Lui-même se rendit avec une faible troupe à Tehoûda,[29] où il voulait se rendre compte des choses ; mais quand les Roûm le virent presque isolé, leur convoitise s'alluma et, fermant les portes de la place, ils se mirent à l'injurier et à le combattre, tandis que lui les invitait à se convertir. Mais ils ne purent, néanmoins, se rendre maîtres de lui.
Révolte du Berbère Koseyla ben Kemrem[30]
Sous l'administration d'Aboû'l-Mohâdjir, Koseyla, qui était un des chefs berbères et celui dont l'attitude était la plus correcte, avait sincèrement embrassé l'Islâm et était devenu l'un des compagnons de ce gouverneur. Celui-ci dit à 'Ok'ba, par qui il fut remplacé, quelle était la situation de Koseyla, et lui conseilla de le ménager; mais 'Ok'ba ne tint pas compte de cette recommandation et traita l'indigène sans aucun respect. Ainsi, il ordonna un jour à Koseyla, qui lui avait amené du bétail, d'égorger et de dépecer ces bêtes avec les bouchers ; en vain Koseyla objecta qu'il avait là ses gens et ses serviteurs qui étaient chargés de ces soins de nourriture, 'Ok'ba l'invectiva et le fit procéder au dépeçage, sans que la désapprobation manifestée par Aboû'l-Mohâdjir le fît revenir sur son ordre. « Assure-toi donc de sa personne, lui dit l'ex-gouverneur, car je crains pour toi son ressentiment. » Mais 'Ok'ba méprisa cet avis. Koseyla médita sa vengeance en silence, et quand, dans les circonstances que nous venons de dire, les Roûm virent 'Ok'ba si faiblement accompagné, ils en informèrent Koseyla, qui avait continué de figurer dans l'armée musulmane, [P. 91] mais qui leur avait dévoilé ses secrètes pensées en les poussant à agir. A la suite du message qu'il reçut, il jeta le masque et, soutenu par sa famille et par ses cousins, il marcha contre 'Ok'ba. « Hâte-toi, » dit alors Aboû'l-Mohâdjir à 'Ok'ba., dont il était toujours le prisonnier, « d'attaquer le rebelle avant que ses forces soient trop considérables. » 'Ok'ba marcha alors contre Koseyla, qui l'évita pour donner à ses partisans le temps de se réunir, et l'ex-gouverneur récita en cette circonstance ces vers d'Aboû Mih'djan Thakéfi :
[Tawîl] Ce m'est une suffisante douleur, alors que les chevaux vont se repaître de combats, de rester enchaîné dans ma prison. Quand je me lève, le poids de mes fers me retient, et les portes fermées m'empêchent de répondre à l'appel.[31]
'Ok'ba, qui l'apprit, le rendit à la liberté en lui disant de rejoindre et de diriger les autres musulmans, et que lui-même voulait chercher la mort du martyr. « Non, dit Aboû'l-Mohâdjir, car moi aussi je veux mourir en martyr ! » 'Ok'ba et ses compagnons, brisant les fourreaux de leurs sabres, se jetèrent sur les Berbères et périrent tous en combattant, sauf un petit nombre, entre autres Mohammed ben Aws[32] Ançâri, qui furent faits prisonniers et que le chef de Gâfça renvoya libres à Kayrawân. Zoheyr ben K'ays Bâlawi voulait poursuivre la lutte contre les rebelles, mais H'anech[33] eç-Çan'âni s'y opposa et regagna l'Egypte avec la plupart des troupes, de sorte que Zoheyr dut en faire autant et battit en retraite jusqu'à Bark'a, où il s'arrêta. Quant à Koseyla, il vit toutes les populations de l'Ifrîkiyya se joindre à lui, et il marcha sur Kayrawân [texte, Ifrîkiyya], où se trouvaient les gardiens du butin et les enfants des musulmans ; il leur accorda la grâce qu'ils demandaient et entra dans la ville. Son pouvoir s'étendait de là sur toute l'Ifrîkiyya et dura jusqu'à ce qu"Abd el-Melik ben Merwân, jouissant d'un pouvoir incontesté, confiât le gouvernement de l'Ifrîkiyya à Zoheyr ben K'ays Balawi, qui était resté à Bark'a en continuant d'y combattre la guerre sainte.
Gouvernement de Zoheyr ben K'ays en Ifrîkiyya ; sa mort et celle de Koseyla
A l'avènement d’Abd el-Melik ben Merwân, on parla à ce prince des musulmans de K'ayrawân et, sur le conseil de son entourage d'y envoyer des troupes pour les délivrer, il expédia à Zoheyr ben K'ays sa nomination de gouverneur d'Ifrîkiyya en même temps qu'il équipa une armée nombreuse. Ce chef entra dans ce pays en l’an 69 (5 juillet 688). A cette nouvelle, Koseyla [P. 92] rassembla autant qu'il put les Berbères et les Roûm et tint à ses principaux compagnons ce langage : « Je pense que je dois aller camper à Mems,[34] car il y a à K'ayrawân de nombreux musulmans vis-à-vis de qui nous sommes engagés par un traité que. nous ne devons pas violer. Or, il y a à craindre qu'en nous portant au-devant de Zoheyr pour lé combattre, nous ne laissions sur nos derrières ces musulmans solidement installés, tandis. qu'à Mems nous n'aurons rien à redouter d'eux et nous pourrons livrer bataille à Zoheyr : vainqueurs, nous poursuivrons nos ennemis jusqu'à Tripoli et ne laisserons rien subsister d'eux en Ifrîkiyya; vaincus, nous nous jetterons dans les montagnes et nous leur échapperons ». On adopta son plan, et il marcha vers Mems. Zoheyr, qui en fut informé, n'entra pas à K'ayrawân et se reposa sous les murs de cette ville pendant trois jours, puis se mit à la recherche de Koseyla, et quand il fut proche de lui, il établit son camp et prit ses dispositions de combat. La bataille fut acharnée et les deux armées subirent de telles pertes que personne, semblait-il, n'en devait réchapper ; cela dura ainsi la plus grande partie du jour, puis grâce à la protection divine, la victoire se décida en faveur des musulmans. Koseyla et plusieurs de ses principaux compagnons furent tués à Mems, et les musulmans, se mettant à la poursuite des Roûm et des Berbères, tuèrent tout ce qu'ils purent et firent un grand carnage ; les plus vaillants guerriers des alliés, leurs princes et leurs nobles furent anéantis. Quant à Zoheyr, il regagna K'ayrawân.
Ce chef, se rendant compte que l'Ifrîkiyya constituait un royaume important, redouta, à cause de ses sentiments de piété et de mortification, d'y rester [sans combattre] : « Je ne suis, dit-il, venu ici que pour faire la guerre sainte, et je crains de succomber à la tentation des plaisirs mondains ». Il laissa donc à K'ayrawân un corps de troupes qui y était en sûreté, puisque le pays ne renfermait plus d'ennemis ni de chef puissant, et il rentra en Egypte avec une nombreuse armée,
[35]Or les Roûm de Constantinople, qui avaient appris que Zoheyr avait laissé Barka sans défense pour aller combattre Koseyla en Ifrîkiyya, voulurent profiter de l'occasion, et, partant de l'île, de Sicile avec une nombreuse flotte et une forte armée, ils attaquèrent cette ville et y firent quantité de prisonniers, en outre des massacres et du pillage auxquels ils se livrèrent. Gela se passait au moment où Zoheyr, qui venait de quitter l'Ifrîkiyya, arrivait près de Bark'a; faisant alors avancer ses troupes à marches forcées, il fut accueilli par les demandes de secours des musulmans. Il ne pouvait reculer, et se jeta sur les Roûm malgré leur nombre ; une terrible bataille s'engagea et, la lutte fut chaude, mais la supériorité numérique des Roûm était trop grande, [P. 93] et Zoheyr et tous les siens succombèrent sans qu'il en échappât un seul. Les Roûm retournèrent à Constantinople avec leur butin.
La nouvelle de l'écrasement de Zoheyr fut très sensible à 'Abd el-Melik ben Merwân, qui, comme nous le dirons à l'année 74, envoya en Ifrîkiyya H'assân ben en-No'mân Ghassâni.[36] — Le gouvernement et la mort de Zoheyr auraient dû figurer sous l'année 69 ; si nous les avons narrés ici, c'est pour faire sentir la connexion existant entre ces faits et la révolte suivie de la mort de Koseyla, car il s'agit là d'un fait unique dont il faut grouper les épisodes.
[P. 251] En 69 (5 juillet 688), Zoheyr ben K'ays, gouverneur d'Ifrîkiyya, fut tué, ainsi qu'il a été dit sous l'année 62.
[P. 300] Gouvernement de H'assân ben en-No'mân en Ifrîkiyya
Nous avons, à l'année 62, parlé du gouvernement de Zoheyr ben K'ays et dit qu'il avait été tué en 69 (5 juillet 688). La nouvelle de sa mort fut un coup sensible pour 'Abd el-Melik et pour les musulmans ; mais le prince, malgré le souci que cela lui donna, ne pouvait s'occuper de l'Ifrîkiyya au moment où il avait affaire à Ibn ez-Zobeyr.[37] Quand, par suite de la mort de ce dernier, l'ensemble des musulmans reconnut son autorité, il équipa des troupes dont il confia le commandement, ainsi que l'administration de l'Ifrîkiyya, à H'assân ben en-No'mân el-Ghassâni, qui entra en 74 (12 mai 693) dans ce pays à la tête d'une armée dont ce pays n'avait pas encore vu la pareille.[38] Arrivé d'abord à K'ayrawân, il en repartit pour marcher contre Carthage, dont le prince, le plus puissant d'Ifrîkiyya, n'avait pas encore été attaqué par les musulmans. Cette ville renfermait une population innombrable de Roûm et de Berbères ; il l'attaqua et la serra de près, si bien que les assiégés, voyant le grand nombre des leurs qui étaient tués., s'embarquèrent et gagnèrent les uns la Sicile, les autres l'Espagne. H'assân entra dans la place l'épée à la main et la livra au meurtre et au pillage[39] ; puis il fit parcourir les environs par ses troupes, et les habitants effrayés s'étant empressés de venir le trouver, il leur fit autant que possible démanteler Carthage. Comme ensuite il apprit que les Roûm et les Berbères se concentraient pour lui résister dans les deux villes de Çat'ibûra[40] et de Benzert (Bizerte), il marcha contre eux, et la ténacité des musulmans vint à bout de la résistance qu'ils opposèrent ; les ennemis durent fuir en laissant un grand nombre de morts. Cette région fut conquise, et H'assân, ne laissant aucune portion insoumise, inspira la crainte la plus vive aux habitants. Les Roûm qui purent s'enfuir se retranchèrent dans la ville de Bâdja, et les Berbères en firent autant à Bône. H'assân regagna alors K'ayrawân pour donner à ses nombreux blessés le temps de guérir.
Mise à sac de l'Ifrîkiyya
Quand leur santé fut rétablie, Hassan demanda quel était le prince le plus puissant restant encore [P. 301] en Ifrîkiyya : « C'est, lui dit-on, une femme berbère régnant dans l’Aurès, et connue sous le nom de Kâhina[41] parce qu'elle dévoile l'avenir aux Berbères qui se sont ralliés à elle après la mort de Koseyla ». Les indigènes ajoutèrent qu'elle était hautement considérée et que, elle morte, les Berbères n'offriraient plus aucune résistance. H'assân marcha donc contre la Kâhina qui, le voyant s'approcher et croyant qu'il en voulait aux places fortes, démantela Bâghâya;[42] mais cela ne suffisait pas au général musulman, qui poursuivit sa marche en avant et lui livra bataille près de la rivière Nîni.[43] A la suite d'une lutte plus acharnée qu'on n'eût jamais vu, les musulmans battus perdirent un grand nombre des leurs et H'assân dut s'enfuir. Quantité d'entre eux furent faits prisonniers, mais la Kâhina les rendit à la liberté, en gardant cependant près d'elle et adoptant Khâlid ben Yezîd K'aysi, homme distingué par sa naissance et sa bravoure.
H'assân évacua l'Ifrîkiyya, puis écrivit ce qui lui était arrivé à 'Abd el-Melik, qui lui enjoignit de rester, jusqu'à nouvel ordre, où il était. C'est ainsi que ce chef demeura pendant cinq ans dans la province de Bark'a, à un endroit qui reçut le nom, encore existant, de K'oçoûr H'assân. De son côté, la Kâhina, devenue maîtresse de toute l'Ifrîkiyya, y commit des actes de mauvaise administration, de tyrannie et d'injustice. Alors 'Abd el-Melik envoya à son lieutenant des troupes et de l'argent pour rentrer en Ifrîkiyya et y combattre la Kâhina. H'assân envoya secrètement à Khâlid ben Yezîd, qui était auprès de cette princesse, un messager porteur d'une lettre où il lui demandait des renseignements, et Khâlid répondit par un billet exposant la désunion des Berbères et indiquant à H'assân la nécessité d'une action prompte; puis il le cacha dans un pain cuit sous la cendre et qu'il remit à l'émissaire. Celui-ci s'éloignait quand la Kâhina sortit, les cheveux épars, en s'écriant : « Votre puissance s'en va dans ce qu'on mange ! » Le messager fut vainement fouillé et put rejoindre H'assân, mais le feu [qui avait cuit la galette encore chaude] avait détruit le billet. Il retourna de nouveau auprès de Khâlid, qui récrivit les mêmes renseignements que la première fois, qu'on dissimula dans le pommeau de la selle. En apprenant que H'assân se mettait en marche, la Kâhina dit : « Les Arabes recherchent dans un pays l'or et l'argent, tandis que nous ne demandons que des champs et des pâturages ; notre seule ressource est de ravager l'Ifrîkiyya pour les en dégoûter ». Elle envoya donc ses partisans partout pour ravager le pays, ruiner les places fortes et enlever les biens des habitants. Telle fut la première mise à sac de l'Ifrîkiyya.[44]
A l'approche de H'assân, de nombreux Roûm habitant cette région se portèrent à sa rencontre pour demander son aide contre la Kâhina et se plaindre de ses procédés, et il se réjouit de cette démarche. [P. 302] Il se dirigea sur Gabès, dont les habitants lui apportèrent des présents et des offres de soumission, alors qu'auparavant ils avaient toujours résisté aux officiers musulmans ; il leur donna un gouverneur de son choix et s'avança, pour se rapprocher de ses adversaires, vers Gafça, qui se soumit à lui; il étendit également son autorité sur Kastîliya et Nefzâwa. Quand la Kâhina sut qu'il arrivait, elle appela ses deux fils ainsi que Khâlid ben Yezîd, et leur dit que, elle-même se regardant déjà comme morte, ils n'avaient qu'à aller trouver H'assân pour lui demander de leur laisser la vie sauve. Ils suivirent ce conseil et restèrent avec lui. H'assân livra alors à cette princesse une bataille si acharnée qu'elle semblait être la fin de tout ; les morts jonchèrent le terrain, mais Dieu donna la victoire aux siens, et les Berbères durent prendre la fuite., de même que la Kâhina, qui fut poursuivie et massacrée. Les vaincus sollicitèrent leur grâce de H'assân, qui la leur accorda, à condition qu'ils fourniraient aux musulmans, pour faire avec eux la guerre sainte, un corps de 12.000 hommes, auquel il donna pour commandants les deux fils de la Kâhina.
L'Islam se propagea chez les Berbères, et en ramadan de cette année H'assân retourna à K'ayrawân, où il resta sans plus avoir de luttes à soutenir jusqu'à la mort d’'Abd el-Melik. El-Welîd ben 'Abd el-Melik, étant monté sur le trône, nomma son oncle, 'Abd Allah ben Merwân, gouverneur d'Ifrîkiyya, en remplacement de H'assân, puis en 89 (30 novembre 707), comme nous le dirons, Moûsa ben Noçayr.
D'après Wâk'idi, la Kâhina se révolta par suite de l'indignation qu'elle ressentit de la mort de Koseyla, puis devenue maîtresse de l'Ifrîkiyya entière, elle y commit des actes infâmes et des injustices sans nom ; les musulmans de K'ayrawân eurent, après la mort de Zoheyr ben K'ays en 67 (27 juillet 686), à subir les pires traitements. Alors 'Abd el-Melik nomma gouverneur d'Ifrîkiyya H'assân ben en-No'mân, qui, à la tête de forces considérables, livra à la Kâhina une bataille où les musulmans, vaincus, subirent de grandes pertes. H'assân alors se retira dans la province de Bark'a et y resta jusqu'en 74 (12 mai 693), où, d'après les ordres d’Abd. el-Melik et avec les troupes que lui envoya le khalife, il marcha de nouveau contre la Kâhina, qu'il vainquit et tua, elle et ses enfants ; après quoi, il retourna à K'ayrawân.
On dit aussi que, sitôt après avoir tué la Kâhina, il se rendit auprès d' 'Abd el-Melik, en laissant pour lieutenant en Ifrîkiyya Aboû Çâlih', celui qui a donné son nom au Fahç (Aboû) Çâlih'.[45]
[P. 427] Nomination de Moûsa ben Noçayr au gouvernement de l'Ifrîkiyya
Cette nomination fut faite en 89 (30 novembre 707), par El-Welîd ben 'Abd el-Melik.[46] Noçayr, qui commandait les gardes de Mo'âwiya, n'accompagna pas celui-ci à Çiffîn et répondit à son maître qui lui demandait pourquoi, malgré les bienfaits dont il lui était redevable, il ne l'avait pas suivi pour combattre 'Ali : « Ma gratitude pour toi ne va pas jusqu'à t'accompagner dans la méconnaissance de Celui à qui je dois plus de reconnaissance qu'à toi, le Dieu tout-puissant ! » Mo'âwiya ne trouva rien à lui répondre.[47] — Moûsa, à son arrivée en Ifrîkiyya, y trouva (Aboû) Çâlih', qu'y avait laissé H'assân, et qu'il déposa, car après le départ de celui-là, les appétits de domination des Berbères s'étaient développés. Il envoya contre un groupe de révoltés, vers les confins de la province, son fils 'Abd Allah, qui les combattit victorieusement et leur fit mille prisonniers[48] ; il le fit ensuite marcher contre l'île de Mayorque, d'où 'Abd Allah revint sain et sauf en rapportant un butin d'une valeur incalculable. Il donna aussi à son fils Merwân[49] le commandement d'une expédition contre d'autres révoltés, dont un nombre à peu près égal furent faits prisonniers ; enfin lui-même se porta dans une autre direction et rapporta un butin tout aussi prodigieux : le quint formait 60,000 prisonniers, nombre le plus considérable qu'on ait jamais ouï dire.
L'Ifrîkiyya se trouvant ensuite en proie à la disette par suite du manque d'eau, il fit publiquement la prière d'usage en pareil cas [P. 428] et adressa au peuple une khotba où le nom d'El-Welid ne figura pas. A l'observation qui lui en fut faite, il répondit que c'était là un lieu où ne devait figurer ou être invoqué que le nom du Dieu tout-puissant. La pluie qui survint fit baisser le prix des vivres.[50]
Il fit ensuite campagne jusqu'à Tanger contre les Berbères encore insoumis, qui s'enfuyaient craintivement devant lui ; il les poursuivit en en tuant un grand nombre jusqu'au Soûs citérieur sans que personne tentât de résistance sérieuse, et alors les Berbères lui demandèrent quartier en offrant de se soumettre. Il nomma gouverneur de Tanger son affranchi, T'ârik' ben Ziyâd, que l'on dit être Çadefite [d'adoption, mais Berbère d'origine] et y laissa avec lui un corps d'armée important formé de Berbères, et en outre des Arabes chargés d'enseigner à ceux-ci le Koran et les pratiques religieuses. Comme ensuite il retournait en Ifrîkiyya, il passa près du château fort de Meddjâna, dont la garnison refusa de se soumettre:, il y laissa Bichr [Bosr] fils d'un tel, qui s'en rendit maître à la suite d'un siège, et cette place fut alors appelée, comme encore de nos jours, Kal'at Bichr.[51] L'Ifrîkiyya ne présenta plus dès lors aucun centre de résistance.[52]
D'après une autre version, la nomination de Moûsa eut lieu en 78 (29 mars 697) et fut le fait d’'Abd el-'Azîz ben Merwân, qui commandait alors en Egypte au nom de son frère 'Abd el-Melik.[53]
L'invasion de l'Afrique byzantine de l'exarchat de Carthage par l'armée arabe des Omeyyades de Damas au étendard blancs
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LE CALIFAT OMEYYADE
[P. 386] Gouvernement d’'Ok'ba ben Nâfi' en Ifrîkiyya et fondation de la ville de K'ayrawân
D'après Aboû Dja'far T'abari, Maslama ben Mokhalled était en l’an 50 (28 janv. 670) gouverneur de l'Ifrîkiyya, et 'Ok'ba, à qui il avait succédé, avait construit K'ayrawân ; mais les chroniqueurs maghrébins placent à cette année le début du gouvernement d’'Ok'ba ben Nâfi', qui dura jusqu'en 55 (5 décembre 674), et la fondation de K'ayrawân, et font de Maslama le successeur d’'Ok'ba. Comme ces faits doivent leur être mieux connus, je vais suivre la version qu'ils ont consignée dans leurs livres. Mo'âwiya ben Aboû Sofyân, disent-ils, destitua Mo'âwiya ben Hodeydj et le remplaça dans ce gouvernement, en l'an 50, par 'Ok'ba ben Nâfi' Fihri, qui était resté à Bark'a et à Zawîla depuis qu'il les avait conquises du temps d' 'Amr ben el-'Açi et d'où il avait pratiqué la guerre sainte et fait des conquêtes. Avec les dix mille cavaliers que Mo'âwiya lui envoya en même temps que sa nomination, ce chef pénétra en Ifrîkiyya, et le concours que lui prêtèrent les Berbères convertis lui procura une nombreuse armée. Son épée s'abattit sur les habitants qui, à l'arrivée d'un chef musulman, se soumettaient et, au moins en partie, [P. 387] faisaient profession de l'Islam, puis qui, quand il s'en allait, se révoltaient et abjuraient. Il crut alors devoir bâtir une ville où habiteraient les troupes musulmanes avec leurs familles et leurs biens, et où elles seraient en sécurité contre les soulèvements des indigènes. Il arriva sur l'emplacement de K'ayrawân, qui n'était alors qu'une cuvette dont les fourrés étaient pleins de bêtes fauves, de serpents, etc. Comme le ciel exauçait ses prières, il commença par invoquer Dieu, puis prononça ces mots : « Serpents et bêtes féroces ! nous sommes les Compagnons de l'Apôtre de Dieu ! éloignez-vous, car nous allons nous fixer ici, et nous tuerons tous ceux d'entre vous que nous trouverons dorénavant en ces lieux. » On vit alors les reptiles s'éloigner en emportant leurs petits, et ce spectacle amena la conversion d'une tribu berbère nombreuse. Il fit abattre les arbres et construire la ville ainsi que la grande mosquée ; la masse édifia de petites mosquées et des demeures, et les maisons s'étendirent sur une longueur de 3.600 brasses. En 55 (5 décembre 674), toutes les constructions étaient achevées et habitées, sans que, pendant le cours de la construction, on cessât de faire des expéditions et de recueillir du butin. De nombreux Berbères se convertirent, le domaine habité par les musulmans s'agrandit, les cultures des hommes du djond fixés en ces lieux prospérèrent, le séjour en était sûr, de sorte que l'Islam y fut solidement implanté.
Gouvernement de Maslama ben Mokhalled
Mo'âwiya ben Aboû Sofyân confia alors le gouvernement de l'Egypte et de l'Ifrîkiyya à Maslama ben Mokhalled Ançâri, qui nomma en Ifrîkiyya un de ses clients nommé Aboû'l-Mohâdjir. Celui-ci se rendit dans ce pays, où il procéda sans aucun ménagement à la destitution d’'Ok'ba. 'Ok'ba se rendit en Syrie pour se plaindre des procédés d'Aboû' l-Mohâdjir à Mo'âwiya, qui s'excusa et lui promit de lui rendre sa situation ; mais les choses traînèrent en longueur, et ce prince étant venu à mourir, son fils et successeur Yezîd rendit, en 62 (19 sept. 681), à 'Ok'ba, la situation antérieurement occupée par ce chef, qui rejoignit son poste.
D'après le récit d'El-Wâkidi, 'Ok'ba ben Nâfi', devenu gouverneur d'Ifrîkiyya en 46 (12 mars 666), fut le fondateur de K'ayrawân et occupa cette situation jusqu'en 62 (19 sept. 681), où il fut révoqué par Yezîd ben Mo'âwiya et remplacé par Aboû'l-Mohâdjir, client des Ançâr. [P. 388] Celui-ci emprisonna 'Ok'ba et le maltraita, ce qui parvint aux oreilles de Yezîd ben Mo'âwiya et fut cause que ce prince écrivit au nouveau gouverneur de rendre 'Ok'ba à la liberté et de le lui envoyer. A la suite, de son entrevue avec Yezîd, 'Ok'ba, réintégré comme gouverneur de l'Ifrîkiyya, fit arrêter et emprisonner Aboû'l-Mohâdjir. Alors eurent lieu les événements auxquels est attaché le nom de Koseyla, et dont nous parlerons sous l'année 62.
[T. IV, p. 88] Second gouvernement d’'Ok'ba ben Nâfi' en Ifrîkiyya : ses conquêtes et sa mort
Nous avons raconté qu’'Ok'ba, dépouillé de l'administration de l'Ifrîkiyya, était retourné en Syrie [P. 89] auprès de Mo'âwiya, qui lui avait promis de lui rendre cette situation et qu'il était mort pendant qu’'Ok'ba était encore en Syrie. En 62 (19 sept. 681). Yezîd, réalisant la promesse de son père, le renvoya en Ifrîkiyya, et ce chef se rendit en toute hâte à K'ayrawân, où il se saisit d'Aboû'l-Mohâdjir et le jeta enchaîné dans une prison. Il laissa dans cette ville un djond avec ses enfants et ses biens, et y nomma pour le remplacer Zoheyr ben K'ays Balawi, à qui, en présence de ses propres enfants, il annonça qu'il avait fait à Dieu le sacrifice de sa vie et qu'il allait combattre sans trêve les infidèles; puis il lui donna les instructions nécessaires pour agir après lui. Il s'avança alors avec des forces considérables jusqu'à la ville de Bâghâya, où s'étaient concentrés les Roûm en très grand nombre; il leur livra une bataille acharnée où il les mit en déroute, leur fit subir de très grandes pertes en hommes et en biens, et les força de se réfugier dans la ville, dont il commença le siège. Peu soucieux de s'immobiliser là, il marcha bientôt contre le Zâb, vaste région comprenant plusieurs villes et de nombreuses bourgades, et y attaqua Arba,[26] qui en est la ville la plus considérable et où les Roûm et les chrétiens lui opposèrent delà résistance; une partie cependant s'enfuit dans les montagnes, et ceux qui étaient restés durent, à la suite de plusieurs rencontres avec les musulmans, fuir à leur tour après avoir perdu de nombreux cavaliers, et 'Ok'ba marcha sur Tâhert. Alors les Roûm sollicitèrent le concours des Berbères, qui répondirent en grand nombre à cet appel, et une sanglante bataille fut livrée, où les musulmans faillirent succomber sous le nombre; mais, grâce à la protection divine, les alliés furent battus et perdirent une foule des leurs, en outre de leurs richesses et de leurs armes, 'Ok'ba, poursuivant sa marche en avant, arriva à Tanger, où Ilyân (Julien), patrice de Roûm, vint lui présenter de riches cadeaux et reconnaître son autorité. Interrogé sur l'Espagne, le chrétien lui en dit l'importance; des Berbères, sur qui des renseignements lui furent aussi demandés, il dit que leur nombre n'était connu que de Dieu seul, qu'ils habitaient dans le Soûs citérieur et que, restés infidèles et non convertis au christianisme, leur puissance était très grande. 'Ok'ba poussa donc vers le Soûs citérieur, qui est à l'ouest de Tanger, et arriva aux confins du pays berbère. Une très nombreuse armée voulut lui barrer le passage et subit des pertes considérables, puis fut pourchassée dans toutes les directions par la cavalerie musulmane. [P. 90] Il arriva ainsi jusqu'au Soûs ultérieur, où d'innombrables Berbères lui livrèrent de nouveau bataille; mais ils furent encore bal lus, les musulmans en tuèrent tant qu'ils en eurent la force et firent un grand butin et de nombreux prisonniers. Ayant ainsi atteint Mâliyân,[27] sur l'Océan Atlantique, il s'écria : « O mon Dieu ! si je n'étais arrêté par cette mer, je continuerais mes conquêtes en combattant dans ta voie! »
Revenant alors sur ses pas et tandis que la crainte éloignait de sa route Roûm et Berbères, il campa au lieu dit maintenant Ma'l-faras, où il n'y avait pas d'eau. Comme ses troupes étaient près de mourir de soif, il fit une prière de deux rek'a et invoqua le ciel; un de ses chevaux, s'étant alors mis à gratter le sol de ses deux pieds de devant, mit au jour un rocher d'où l'eau jaillit, et à la suite de l'ordre qu'il donna, les soldats fouillèrent le sol et de nombreux points d'eau lui permirent de se désaltérer.[28] De là ce nom de Ma'l-faras (eau du cheval). Arrivé à la ville de T'obna, à huit journées de K'ayrawân, il fit marcher ses troupes par détachements isolés, tant les succès qu'il avait obtenus le rendaient confiant et tant il croyait n'avoir plus rien à redouter de personne. Lui-même se rendit avec une faible troupe à Tehoûda,[29] où il voulait se rendre compte des choses ; mais quand les Roûm le virent presque isolé, leur convoitise s'alluma et, fermant les portes de la place, ils se mirent à l'injurier et à le combattre, tandis que lui les invitait à se convertir. Mais ils ne purent, néanmoins, se rendre maîtres de lui.
Révolte du Berbère Koseyla ben Kemrem[30]
Sous l'administration d'Aboû'l-Mohâdjir, Koseyla, qui était un des chefs berbères et celui dont l'attitude était la plus correcte, avait sincèrement embrassé l'Islâm et était devenu l'un des compagnons de ce gouverneur. Celui-ci dit à 'Ok'ba, par qui il fut remplacé, quelle était la situation de Koseyla, et lui conseilla de le ménager; mais 'Ok'ba ne tint pas compte de cette recommandation et traita l'indigène sans aucun respect. Ainsi, il ordonna un jour à Koseyla, qui lui avait amené du bétail, d'égorger et de dépecer ces bêtes avec les bouchers ; en vain Koseyla objecta qu'il avait là ses gens et ses serviteurs qui étaient chargés de ces soins de nourriture, 'Ok'ba l'invectiva et le fit procéder au dépeçage, sans que la désapprobation manifestée par Aboû'l-Mohâdjir le fît revenir sur son ordre. « Assure-toi donc de sa personne, lui dit l'ex-gouverneur, car je crains pour toi son ressentiment. » Mais 'Ok'ba méprisa cet avis. Koseyla médita sa vengeance en silence, et quand, dans les circonstances que nous venons de dire, les Roûm virent 'Ok'ba si faiblement accompagné, ils en informèrent Koseyla, qui avait continué de figurer dans l'armée musulmane, [P. 91] mais qui leur avait dévoilé ses secrètes pensées en les poussant à agir. A la suite du message qu'il reçut, il jeta le masque et, soutenu par sa famille et par ses cousins, il marcha contre 'Ok'ba. « Hâte-toi, » dit alors Aboû'l-Mohâdjir à 'Ok'ba., dont il était toujours le prisonnier, « d'attaquer le rebelle avant que ses forces soient trop considérables. » 'Ok'ba marcha alors contre Koseyla, qui l'évita pour donner à ses partisans le temps de se réunir, et l'ex-gouverneur récita en cette circonstance ces vers d'Aboû Mih'djan Thakéfi :
[Tawîl] Ce m'est une suffisante douleur, alors que les chevaux vont se repaître de combats, de rester enchaîné dans ma prison. Quand je me lève, le poids de mes fers me retient, et les portes fermées m'empêchent de répondre à l'appel.[31]
'Ok'ba, qui l'apprit, le rendit à la liberté en lui disant de rejoindre et de diriger les autres musulmans, et que lui-même voulait chercher la mort du martyr. « Non, dit Aboû'l-Mohâdjir, car moi aussi je veux mourir en martyr ! » 'Ok'ba et ses compagnons, brisant les fourreaux de leurs sabres, se jetèrent sur les Berbères et périrent tous en combattant, sauf un petit nombre, entre autres Mohammed ben Aws[32] Ançâri, qui furent faits prisonniers et que le chef de Gâfça renvoya libres à Kayrawân. Zoheyr ben K'ays Bâlawi voulait poursuivre la lutte contre les rebelles, mais H'anech[33] eç-Çan'âni s'y opposa et regagna l'Egypte avec la plupart des troupes, de sorte que Zoheyr dut en faire autant et battit en retraite jusqu'à Bark'a, où il s'arrêta. Quant à Koseyla, il vit toutes les populations de l'Ifrîkiyya se joindre à lui, et il marcha sur Kayrawân [texte, Ifrîkiyya], où se trouvaient les gardiens du butin et les enfants des musulmans ; il leur accorda la grâce qu'ils demandaient et entra dans la ville. Son pouvoir s'étendait de là sur toute l'Ifrîkiyya et dura jusqu'à ce qu"Abd el-Melik ben Merwân, jouissant d'un pouvoir incontesté, confiât le gouvernement de l'Ifrîkiyya à Zoheyr ben K'ays Balawi, qui était resté à Bark'a en continuant d'y combattre la guerre sainte.
Gouvernement de Zoheyr ben K'ays en Ifrîkiyya ; sa mort et celle de Koseyla
A l'avènement d’Abd el-Melik ben Merwân, on parla à ce prince des musulmans de K'ayrawân et, sur le conseil de son entourage d'y envoyer des troupes pour les délivrer, il expédia à Zoheyr ben K'ays sa nomination de gouverneur d'Ifrîkiyya en même temps qu'il équipa une armée nombreuse. Ce chef entra dans ce pays en l’an 69 (5 juillet 688). A cette nouvelle, Koseyla [P. 92] rassembla autant qu'il put les Berbères et les Roûm et tint à ses principaux compagnons ce langage : « Je pense que je dois aller camper à Mems,[34] car il y a à K'ayrawân de nombreux musulmans vis-à-vis de qui nous sommes engagés par un traité que. nous ne devons pas violer. Or, il y a à craindre qu'en nous portant au-devant de Zoheyr pour lé combattre, nous ne laissions sur nos derrières ces musulmans solidement installés, tandis. qu'à Mems nous n'aurons rien à redouter d'eux et nous pourrons livrer bataille à Zoheyr : vainqueurs, nous poursuivrons nos ennemis jusqu'à Tripoli et ne laisserons rien subsister d'eux en Ifrîkiyya; vaincus, nous nous jetterons dans les montagnes et nous leur échapperons ». On adopta son plan, et il marcha vers Mems. Zoheyr, qui en fut informé, n'entra pas à K'ayrawân et se reposa sous les murs de cette ville pendant trois jours, puis se mit à la recherche de Koseyla, et quand il fut proche de lui, il établit son camp et prit ses dispositions de combat. La bataille fut acharnée et les deux armées subirent de telles pertes que personne, semblait-il, n'en devait réchapper ; cela dura ainsi la plus grande partie du jour, puis grâce à la protection divine, la victoire se décida en faveur des musulmans. Koseyla et plusieurs de ses principaux compagnons furent tués à Mems, et les musulmans, se mettant à la poursuite des Roûm et des Berbères, tuèrent tout ce qu'ils purent et firent un grand carnage ; les plus vaillants guerriers des alliés, leurs princes et leurs nobles furent anéantis. Quant à Zoheyr, il regagna K'ayrawân.
Ce chef, se rendant compte que l'Ifrîkiyya constituait un royaume important, redouta, à cause de ses sentiments de piété et de mortification, d'y rester [sans combattre] : « Je ne suis, dit-il, venu ici que pour faire la guerre sainte, et je crains de succomber à la tentation des plaisirs mondains ». Il laissa donc à K'ayrawân un corps de troupes qui y était en sûreté, puisque le pays ne renfermait plus d'ennemis ni de chef puissant, et il rentra en Egypte avec une nombreuse armée,
[35]Or les Roûm de Constantinople, qui avaient appris que Zoheyr avait laissé Barka sans défense pour aller combattre Koseyla en Ifrîkiyya, voulurent profiter de l'occasion, et, partant de l'île, de Sicile avec une nombreuse flotte et une forte armée, ils attaquèrent cette ville et y firent quantité de prisonniers, en outre des massacres et du pillage auxquels ils se livrèrent. Gela se passait au moment où Zoheyr, qui venait de quitter l'Ifrîkiyya, arrivait près de Bark'a; faisant alors avancer ses troupes à marches forcées, il fut accueilli par les demandes de secours des musulmans. Il ne pouvait reculer, et se jeta sur les Roûm malgré leur nombre ; une terrible bataille s'engagea et, la lutte fut chaude, mais la supériorité numérique des Roûm était trop grande, [P. 93] et Zoheyr et tous les siens succombèrent sans qu'il en échappât un seul. Les Roûm retournèrent à Constantinople avec leur butin.
La nouvelle de l'écrasement de Zoheyr fut très sensible à 'Abd el-Melik ben Merwân, qui, comme nous le dirons à l'année 74, envoya en Ifrîkiyya H'assân ben en-No'mân Ghassâni.[36] — Le gouvernement et la mort de Zoheyr auraient dû figurer sous l'année 69 ; si nous les avons narrés ici, c'est pour faire sentir la connexion existant entre ces faits et la révolte suivie de la mort de Koseyla, car il s'agit là d'un fait unique dont il faut grouper les épisodes.
[P. 251] En 69 (5 juillet 688), Zoheyr ben K'ays, gouverneur d'Ifrîkiyya, fut tué, ainsi qu'il a été dit sous l'année 62.
[P. 300] Gouvernement de H'assân ben en-No'mân en Ifrîkiyya
Nous avons, à l'année 62, parlé du gouvernement de Zoheyr ben K'ays et dit qu'il avait été tué en 69 (5 juillet 688). La nouvelle de sa mort fut un coup sensible pour 'Abd el-Melik et pour les musulmans ; mais le prince, malgré le souci que cela lui donna, ne pouvait s'occuper de l'Ifrîkiyya au moment où il avait affaire à Ibn ez-Zobeyr.[37] Quand, par suite de la mort de ce dernier, l'ensemble des musulmans reconnut son autorité, il équipa des troupes dont il confia le commandement, ainsi que l'administration de l'Ifrîkiyya, à H'assân ben en-No'mân el-Ghassâni, qui entra en 74 (12 mai 693) dans ce pays à la tête d'une armée dont ce pays n'avait pas encore vu la pareille.[38] Arrivé d'abord à K'ayrawân, il en repartit pour marcher contre Carthage, dont le prince, le plus puissant d'Ifrîkiyya, n'avait pas encore été attaqué par les musulmans. Cette ville renfermait une population innombrable de Roûm et de Berbères ; il l'attaqua et la serra de près, si bien que les assiégés, voyant le grand nombre des leurs qui étaient tués., s'embarquèrent et gagnèrent les uns la Sicile, les autres l'Espagne. H'assân entra dans la place l'épée à la main et la livra au meurtre et au pillage[39] ; puis il fit parcourir les environs par ses troupes, et les habitants effrayés s'étant empressés de venir le trouver, il leur fit autant que possible démanteler Carthage. Comme ensuite il apprit que les Roûm et les Berbères se concentraient pour lui résister dans les deux villes de Çat'ibûra[40] et de Benzert (Bizerte), il marcha contre eux, et la ténacité des musulmans vint à bout de la résistance qu'ils opposèrent ; les ennemis durent fuir en laissant un grand nombre de morts. Cette région fut conquise, et H'assân, ne laissant aucune portion insoumise, inspira la crainte la plus vive aux habitants. Les Roûm qui purent s'enfuir se retranchèrent dans la ville de Bâdja, et les Berbères en firent autant à Bône. H'assân regagna alors K'ayrawân pour donner à ses nombreux blessés le temps de guérir.
Mise à sac de l'Ifrîkiyya
Quand leur santé fut rétablie, Hassan demanda quel était le prince le plus puissant restant encore [P. 301] en Ifrîkiyya : « C'est, lui dit-on, une femme berbère régnant dans l’Aurès, et connue sous le nom de Kâhina[41] parce qu'elle dévoile l'avenir aux Berbères qui se sont ralliés à elle après la mort de Koseyla ». Les indigènes ajoutèrent qu'elle était hautement considérée et que, elle morte, les Berbères n'offriraient plus aucune résistance. H'assân marcha donc contre la Kâhina qui, le voyant s'approcher et croyant qu'il en voulait aux places fortes, démantela Bâghâya;[42] mais cela ne suffisait pas au général musulman, qui poursuivit sa marche en avant et lui livra bataille près de la rivière Nîni.[43] A la suite d'une lutte plus acharnée qu'on n'eût jamais vu, les musulmans battus perdirent un grand nombre des leurs et H'assân dut s'enfuir. Quantité d'entre eux furent faits prisonniers, mais la Kâhina les rendit à la liberté, en gardant cependant près d'elle et adoptant Khâlid ben Yezîd K'aysi, homme distingué par sa naissance et sa bravoure.
H'assân évacua l'Ifrîkiyya, puis écrivit ce qui lui était arrivé à 'Abd el-Melik, qui lui enjoignit de rester, jusqu'à nouvel ordre, où il était. C'est ainsi que ce chef demeura pendant cinq ans dans la province de Bark'a, à un endroit qui reçut le nom, encore existant, de K'oçoûr H'assân. De son côté, la Kâhina, devenue maîtresse de toute l'Ifrîkiyya, y commit des actes de mauvaise administration, de tyrannie et d'injustice. Alors 'Abd el-Melik envoya à son lieutenant des troupes et de l'argent pour rentrer en Ifrîkiyya et y combattre la Kâhina. H'assân envoya secrètement à Khâlid ben Yezîd, qui était auprès de cette princesse, un messager porteur d'une lettre où il lui demandait des renseignements, et Khâlid répondit par un billet exposant la désunion des Berbères et indiquant à H'assân la nécessité d'une action prompte; puis il le cacha dans un pain cuit sous la cendre et qu'il remit à l'émissaire. Celui-ci s'éloignait quand la Kâhina sortit, les cheveux épars, en s'écriant : « Votre puissance s'en va dans ce qu'on mange ! » Le messager fut vainement fouillé et put rejoindre H'assân, mais le feu [qui avait cuit la galette encore chaude] avait détruit le billet. Il retourna de nouveau auprès de Khâlid, qui récrivit les mêmes renseignements que la première fois, qu'on dissimula dans le pommeau de la selle. En apprenant que H'assân se mettait en marche, la Kâhina dit : « Les Arabes recherchent dans un pays l'or et l'argent, tandis que nous ne demandons que des champs et des pâturages ; notre seule ressource est de ravager l'Ifrîkiyya pour les en dégoûter ». Elle envoya donc ses partisans partout pour ravager le pays, ruiner les places fortes et enlever les biens des habitants. Telle fut la première mise à sac de l'Ifrîkiyya.[44]
A l'approche de H'assân, de nombreux Roûm habitant cette région se portèrent à sa rencontre pour demander son aide contre la Kâhina et se plaindre de ses procédés, et il se réjouit de cette démarche. [P. 302] Il se dirigea sur Gabès, dont les habitants lui apportèrent des présents et des offres de soumission, alors qu'auparavant ils avaient toujours résisté aux officiers musulmans ; il leur donna un gouverneur de son choix et s'avança, pour se rapprocher de ses adversaires, vers Gafça, qui se soumit à lui; il étendit également son autorité sur Kastîliya et Nefzâwa. Quand la Kâhina sut qu'il arrivait, elle appela ses deux fils ainsi que Khâlid ben Yezîd, et leur dit que, elle-même se regardant déjà comme morte, ils n'avaient qu'à aller trouver H'assân pour lui demander de leur laisser la vie sauve. Ils suivirent ce conseil et restèrent avec lui. H'assân livra alors à cette princesse une bataille si acharnée qu'elle semblait être la fin de tout ; les morts jonchèrent le terrain, mais Dieu donna la victoire aux siens, et les Berbères durent prendre la fuite., de même que la Kâhina, qui fut poursuivie et massacrée. Les vaincus sollicitèrent leur grâce de H'assân, qui la leur accorda, à condition qu'ils fourniraient aux musulmans, pour faire avec eux la guerre sainte, un corps de 12.000 hommes, auquel il donna pour commandants les deux fils de la Kâhina.
L'Islam se propagea chez les Berbères, et en ramadan de cette année H'assân retourna à K'ayrawân, où il resta sans plus avoir de luttes à soutenir jusqu'à la mort d’'Abd el-Melik. El-Welîd ben 'Abd el-Melik, étant monté sur le trône, nomma son oncle, 'Abd Allah ben Merwân, gouverneur d'Ifrîkiyya, en remplacement de H'assân, puis en 89 (30 novembre 707), comme nous le dirons, Moûsa ben Noçayr.
D'après Wâk'idi, la Kâhina se révolta par suite de l'indignation qu'elle ressentit de la mort de Koseyla, puis devenue maîtresse de l'Ifrîkiyya entière, elle y commit des actes infâmes et des injustices sans nom ; les musulmans de K'ayrawân eurent, après la mort de Zoheyr ben K'ays en 67 (27 juillet 686), à subir les pires traitements. Alors 'Abd el-Melik nomma gouverneur d'Ifrîkiyya H'assân ben en-No'mân, qui, à la tête de forces considérables, livra à la Kâhina une bataille où les musulmans, vaincus, subirent de grandes pertes. H'assân alors se retira dans la province de Bark'a et y resta jusqu'en 74 (12 mai 693), où, d'après les ordres d’Abd. el-Melik et avec les troupes que lui envoya le khalife, il marcha de nouveau contre la Kâhina, qu'il vainquit et tua, elle et ses enfants ; après quoi, il retourna à K'ayrawân.
On dit aussi que, sitôt après avoir tué la Kâhina, il se rendit auprès d' 'Abd el-Melik, en laissant pour lieutenant en Ifrîkiyya Aboû Çâlih', celui qui a donné son nom au Fahç (Aboû) Çâlih'.[45]
[P. 427] Nomination de Moûsa ben Noçayr au gouvernement de l'Ifrîkiyya
Cette nomination fut faite en 89 (30 novembre 707), par El-Welîd ben 'Abd el-Melik.[46] Noçayr, qui commandait les gardes de Mo'âwiya, n'accompagna pas celui-ci à Çiffîn et répondit à son maître qui lui demandait pourquoi, malgré les bienfaits dont il lui était redevable, il ne l'avait pas suivi pour combattre 'Ali : « Ma gratitude pour toi ne va pas jusqu'à t'accompagner dans la méconnaissance de Celui à qui je dois plus de reconnaissance qu'à toi, le Dieu tout-puissant ! » Mo'âwiya ne trouva rien à lui répondre.[47] — Moûsa, à son arrivée en Ifrîkiyya, y trouva (Aboû) Çâlih', qu'y avait laissé H'assân, et qu'il déposa, car après le départ de celui-là, les appétits de domination des Berbères s'étaient développés. Il envoya contre un groupe de révoltés, vers les confins de la province, son fils 'Abd Allah, qui les combattit victorieusement et leur fit mille prisonniers[48] ; il le fit ensuite marcher contre l'île de Mayorque, d'où 'Abd Allah revint sain et sauf en rapportant un butin d'une valeur incalculable. Il donna aussi à son fils Merwân[49] le commandement d'une expédition contre d'autres révoltés, dont un nombre à peu près égal furent faits prisonniers ; enfin lui-même se porta dans une autre direction et rapporta un butin tout aussi prodigieux : le quint formait 60,000 prisonniers, nombre le plus considérable qu'on ait jamais ouï dire.
L'Ifrîkiyya se trouvant ensuite en proie à la disette par suite du manque d'eau, il fit publiquement la prière d'usage en pareil cas [P. 428] et adressa au peuple une khotba où le nom d'El-Welid ne figura pas. A l'observation qui lui en fut faite, il répondit que c'était là un lieu où ne devait figurer ou être invoqué que le nom du Dieu tout-puissant. La pluie qui survint fit baisser le prix des vivres.[50]
Il fit ensuite campagne jusqu'à Tanger contre les Berbères encore insoumis, qui s'enfuyaient craintivement devant lui ; il les poursuivit en en tuant un grand nombre jusqu'au Soûs citérieur sans que personne tentât de résistance sérieuse, et alors les Berbères lui demandèrent quartier en offrant de se soumettre. Il nomma gouverneur de Tanger son affranchi, T'ârik' ben Ziyâd, que l'on dit être Çadefite [d'adoption, mais Berbère d'origine] et y laissa avec lui un corps d'armée important formé de Berbères, et en outre des Arabes chargés d'enseigner à ceux-ci le Koran et les pratiques religieuses. Comme ensuite il retournait en Ifrîkiyya, il passa près du château fort de Meddjâna, dont la garnison refusa de se soumettre:, il y laissa Bichr [Bosr] fils d'un tel, qui s'en rendit maître à la suite d'un siège, et cette place fut alors appelée, comme encore de nos jours, Kal'at Bichr.[51] L'Ifrîkiyya ne présenta plus dès lors aucun centre de résistance.[52]
D'après une autre version, la nomination de Moûsa eut lieu en 78 (29 mars 697) et fut le fait d’'Abd el-'Azîz ben Merwân, qui commandait alors en Egypte au nom de son frère 'Abd el-Melik.[53]