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Tombs of the Umayyad Caliphs in Damascus, Syria

RÈGNE DES HUIT DERNIER CALIFES OMEYYADES

 

 

Puis régna après lui son frère Soulaimân, [88] fils d’Abd al-Malik. Son règne fut une ère de conquêtes non interrompues. Il était jaloux, très jaloux. C'était un glouton.[89] On rapporte que lorsque son cuisinier lui apportait le rôti, il n'avait pas la patience d'attendre qu'il fût refroidi, et il le saisissait avec la manche de son vêtement. Il parlait avec correction et éloquence.

 

 

Ici pourra se placer l'anecdote suivante. Asma'î[90] dit : « J'étais un jour en conférence avec Haroun er-Rachid. On se mit à parler des hommes gloutons. Je dis : « Soulaimân, fils d'Abd al-Malik, l'était excessivement. Lorsque son cuisinier lui apportait un rôti, il tendait précipitamment les mains et saisissait le rôti avec ses manches. » Rachid répondit : « Que tu connais bien, ô Asma'î, l'histoire des hommes ! Il y a quelques jours, en effet, j'ai vu par hasard les djoubba (robes amples) de Soulaimân, j'y ai trouvé la trace de la graisse dans les manches. « J'ai cru qu'elles avaient dû appartenir à un médecin. » Asma'î ajouta : « Puis il ordonna qu'on me remît une de ces djoubba. »

 

 

On raconte que Soulaimân revêtit un jour un manteau vert et un turban vert. Puis il se regarda dans le miroir et dit : « Je suis le beau roi. » Une de ses esclaves l'ayant considéré, « Que considères-tu ? » lui demanda-t-il. Elle répondit :

 

 

« Quelle belle créature tu serais si tu étais immortel ! Mais l'immortalité n'appartient pas à l'homme :

 

 

« A ma connaissance il n'y a en toi aucun des vices humains, sinon que tu es périssable. »

 

 

Une semaine après il mourait, et cela en l'année 99 de l'hégire (=717 de J.-C.).[91]

 

 

VIII. — 'OMAR II[92] (99/717-101/720).

Puis, vint le règne d'Omar, fils d'Abd al-’Aziz, fils de Marvân. Lorsque Soulaimân, fils d'Abd al-Malik, tomba malade de la maladie qui l'emporta, il résolut de faire proclamer khalife l'un de ses fils. Un conseiller[93] l'en détourna et lui dit : « Emir des Croyants, une des sauvegardes du khalife dans son tombeau, c'est de préposer à la garde de ses sujets un homme pieux. » Soulaimân répondit : « Je demanderai à Allah de m'indiquer le meilleur parti à prendre, et j'agirai en conséquence. » Puis il consulta son interlocuteur au sujet d'Omar, fils d'Abd al-’Aziz. Cet homme approuva son choix et se répandit en éloges sur 'Omar. Soulaimân écrivit et scella l'engagement qu'il prenait envers Omar, fils d'Abd al-’Aziz. Puis il appela les membres de sa famille et leur dit : Jurez obéissance à celui envers lequel je me suis engagé dans cet écrit », mais il ne le leur nomma pas. Lorsque Soulaimân mourut, ce même homme, qui lui avait conseillé de prendre pour successeur 'Omar, fils d'Abd al-’Aziz, réunit ces mêmes personnes, et leur cachant la mort du khalife : « Jurez une seconde fois obéissance », leur dit-il. Ils jurèrent, et lorsqu'il vit l'affaire décidée, cet homme leur fit connaître la mort de Soulaimân.

 

 

Omar, fils d'Abd al-’Aziz, se distingua, parmi les meilleurs des khalifes, par sa science, sa tempérance, sa piété, sa foi, sa crainte d’Allah. Il mena une vie exemplaire et mourut honoré. Ce fut lui qui mit fin aux invectives contre l'Emir des Croyants 'Ali (que les bénédictions et la paix d'Allah soient sur lui !). Or, les Omeyyades lui adressaient des injures du haut de la chaire dans les mosquées. 'Omar, fils d’Abd al-’Aziz, dit : « Mon père Abd al-'Aziz passait vite sur la prédication qu'il débitait très rapidement. Lorsqu'il venait à parler de l'Emir des Croyants Ali, il bégayait. Je lui en parlai et il me dit : mon cher enfant, tu t'en es donc aperçu ? — Oui, répondis-je. — Sache, reprit-il que si les gens du peuple savaient au sujet d’Ali, fils d'Abou Thâlib, ce que nous savons, nous, ils se sépareraient de nous pour se rallier à ses descendants. »

 

 

Lorsqu'Omar, fils d’Abd al-’Aziz occupa le khalifat, il supprima les invectives et y substitua ces paroles d'Allah (qu'il soit exalté !) : « Certes, [94] Allah ordonne l'équité, la bienfaisance, la générosité envers les proches ; il interdit l'immoralité, tout ce qui est blâmable et l'injustice. Il vous exhorte. Peut-être réfléchirez-vous. »

 

 

Les poètes l'en louèrent, entre autres Kouthaiyyîr, l'amoureux d’Azza, dans les vers suivants :

 

 

Tu es devenu khalife et tu n'as pas insulté 'Ali. Tu n'as pas traité injustement un innocent et tu n'as pas répété une parole d'impie.

 

 

Tu as parlé, et tu as confirmé ta parole par tes actes, et tout Musulman s'est trouvé satisfait.

 

 

Alors que la vie de ce monde s'était parée, telle une courtisane — qui se pare de ses atours, découvrant à tes yeux une joue et de beaux bras,

 

 

Et te lançant tantôt un regard furtif d'un œil languissant, et tantôt souriant en laissant voir des dents semblables aux perles enfilées,

 

 

Tu t'es détourné d'elle avec horreur, comme si elle t'avait fait boire un mélange de poisons et de coloquinte.

 

 

Et cependant tu occupais la plus haute place dans la vie de ce monde, et tu plongeais dans son gouffre comme dans un torrent rempli d'eaux débordantes.[95]

 

 

Voici l'élégie que composa, sur 'Omar, le chérif Rida al-Mousawî[96] :

 

 

O fils d’Abd al-’Aziz, si mon œil pouvait pleurer un prince Omeyyade, je te pleurerais.

 

 

C'est toi qui nous a sauvés de l'injure et de l'insulte, et s'il était en mon pouvoir de te récompenser, je te récompenserais.

 

 

Tout ce que je puis, c'est de dire que tu as été en bonne odeur, bien que ta maison n'ait été ni en bonne odeur, ni sans tache.

 

 

O couvent de Siméon (Sim'ân), [97] puissent les pluies du malin ne point te dépasser, car ton mort est le meilleur mort parmi les descendants de Marvân.[98]

 

 

C'est à lui qu'il est fait allusion dans le dicton populaire : « Le balafré[99] et l'amoindrisseur sont les deux plus justes parmi les descendants de Marvân. » Nous parlerons plus loin de l'amoindrisseur, si Allah (qu'il soit exalté !) le permet.

 

 

La mort d’Omar eut lieu à Dair Sim'ân (couvent de Siméon), en l'an 101 (= 720 de J.-C).

 

 

IX. — YAZID II (101/720 — 105/724).

Puis régna Yazid, fils d’Abd al-Malik. Il fut le mauvais sujet parmi les Omeyyades. Éperdument amoureux de deux jeunes filles, dont l'une se nommait Sallâma, et l'autre Habâba, [100] il dépensa avec elles tout son temps. Un jour, dit-on, Habâba chanta :

 

 

Entre ma poitrine et ma gorge, il y a une chaleur qui ne me laisse pas de répit et qui ne passe pas pour laisser ma gorge se rafraîchir.[101]

 

 

Yazid leva le bras comme s'il allait s'envoler.[102] Elle dit : « O Émir des Croyants, nous avons besoin de toi. — Par Allah, répondit-il, je veux m'envoler. — Et à qui confieras-tu le peuple ! dit-elle. — A toi, » reprit le khalife, et il lui baisa la main. Un de ses chambellans sortit en disant : « Puissent tes yeux pleurer ! que tu es peu sérieux ! »

 

 

Compare cette conduite de Yazid à celle de son père 'Abd al-Malik, lorsque celui-ci sortit pour combattre Mous'ab, fils de Zoubair, et que vainement 'Atika, fille de Yazid, fils de Mouâwiya, chercha à l'en détourner : sans tenir compte de ses prières, 'Abd al-Malik lui cita à propos les deux vers mentionnés plus haut dans la biographie d’Abd al-Malik, fils de Marvân.

 

 

Le règne de Yazid ne fut guère marquant. Il ne fut signalé par aucune conquête et par aucun combat dont il convienne de faire mention.

 

 

Yazid mourut en l'an 105 (= 724 de J.-C), par suite de ses passions amoureuses.

 

 

X. — HICHAM (105/724 — 125/743).

Son successeur fut son frère Hicham, fils d’Abd al-Malik. Hicham était avare, très avare, mais il avait beaucoup d'intelligence, de la douceur, de l'austérité dans les mœurs. Son règne se prolongea, et il s'y passa de graves événements, parmi lesquels nous signalerons le meurtre de Zaid, [103] fils d''Ali, fils de Hosain, fils d’Ali, fils d'Abou Thâlib.

 

 

Voici dans quelles circonstances fut tué Zaid, fils d’Ali, fils de Hosain, l’imâm des Zaidites[104] (qu'Allah lui soit favorable !). Zaid était, dans la famille d'Ali, un des hommes les plus distingués par la science, l’austérité des mœurs, la crainte d'Allah, la bravoure, la piété, la générosité. Sans cesse il aspirait au khalifat et se considérait comme digne d'y prétendre. Or, cette pensée ne cessa pas de hanter son esprit, d'apparaître sur les traits de son visage et de lui échapper dans ses paroles jusqu'au règne d'Hicham, fils d’Abd al-Malik. Celui-ci le soupçonna d'avoir un dépôt que lui aurait confié Khalid, fils d'Abd-Allah le Qasrite, [105] l'ancien émir de Koûfa, et il l'envoya vers Yousouf, [106] fils d’Omar, émir de Koûfa à cette époque. Yousouf fit jurer à Zaid qu'il n'avait entre les mains aucune fortune appartenant à Khalid, puis lui rendit sa liberté. Zaid partit pour se rendre à Médine. Les habitants de Koûfa le suivirent et lui dirent : « Où vas-tu ? qu'Allah te prenne en pitié ! Tu as ici 100.000 épées avec lesquelles nous nous battrons pour toi, et nous n'avons chez nous qu’un petit nombre d’Omeyyades. Si une seule fraction d'entre nous s'attaquait à eux, elle suffirait à les battre, par la grâce d'Allah. » Ils stimulèrent Zaid par ces paroles et d'autres semblables. Mais celui-ci leur dit : « O mon peuple, je crains votre trahison ; car vous avez agi envers mon grand-père Hosain de la manière que vous savez. » Et il repoussa leur proposition. Ils dirent alors : « Nous t'adjurons par Allah de revenir ! nous risquerons pour toi nos vies, et nous te donnerons tels serments, tels pactes, tels engagements, que tu seras forcé d'y avoir foi. Car nous espérons que tu seras le vainqueur et que notre temps sera l'époque de la ruine des Omeyyades. » On ne cessa de le presser jusqu'à ce qu'on l'eût fait revenir sur ses pas. Puis, lorsque Zaid revint à Koûfa, les Chi'ites vinrent à sa rencontre, s'infiltrant petit à petit auprès de lui et le proclamant khalife. Il ne compta pas moins de 15.000 hommes de Koûfa inscrits sur ses contrôles, et cela sans compter les gens de Madâ'in, de Basra, de Wâsit, de Mossoul, et aussi du Khorasan, de Rey, de Djourdjân et de la Mésopotamie. Tous ces hommes demeurèrent à Koûfa pendant quelques mois ; puis, lorsque le plan de Zaid eut réussi, et que les drapeaux flottèrent sur sa tête, il dit : « Gloire à Allah, qui m'a accordé maintenant une vie religieuse parfaite. Je rougissais devant l'Apôtre d'Allah à l'idée de descendre demain le trouver auprès de la citerne, [107] sans avoir ordonné à son peuple aucune belle action, sans avoir détourné son peuple d'aucun méfait.[108] » Puis, lorsque Zaid vit ses partisans groupés autour de lui, il leva ouvertement l'étendard de la révolte et attaqua ceux qui le contrecarraient. Yousouf, fils d’Omar, réunit contre lui des armées, et s'avança à sa rencontre. Des deux côtés, les chefs rangèrent leurs troupes en bataille. La rencontre eut lieu, et de part et d'autre le combat fut acharné. Mais les compagnons de Zaid se séparèrent de lui, le trahirent, et il resta au milieu d'une poignée d'hommes. Il montra lui-même un beau courage et lutta avec acharnement. Une flèche l'atteignit et le frappa au front. Un chirurgien qu'il avait mandé parvint à l'extraire, mais Zaid y laissa sa vie et mourut sur l'heure. Ses compagnons creusèrent pour lui une fosse dans une rigole, l'y enterrèrent et firent couler l'eau sur son tombeau, dans la crainte qu'on ne mutilât son corps.

 

 

Lorsque Yousouf, fils d'Omar, l'émir de Koûfa, eut remporté la victoire, il chercha avec insistance le tombeau de Zaid. Mais il ne sut où le trouver. Un esclave le lui indiqua. Yousouf déterra Zaid, enleva son corps et le pendit. Le corps resta ainsi exposé pendant quelque temps, puis il fut brûlé, et les cendres en furent jetées et dispersées dans l'Euphrate. Puisse Allah le couvrir de sa miséricorde, lui donner la paix, maudire ceux qui lui ont fait tort et qui lui ont arraché sa part légitime ! Car il était mort martyr de sa foi, victime de l'injustice[109] !

 

 

Ce fut sous ce règne également que les émissaires des Abbâsides se répandirent dans les contrées orientales, que les Chiites s'agitèrent sourdement, que les armées d'Hicham guerroyèrent contre les Turcs de la Transoxiane et remportèrent sur eux une victoire, à la suite de laquelle Khâkân[110] fut tué.

 

 

XI. — WALID II (125/743 — 126/744).

Le successeur d'Hicham fut Walid, fils de Yazid, fils d’Abd al-Malik. Ce fut entre les Omeyyades un des plus marquants : gracieux, brave, généreux, violent. Il s'absorbait dans le jeu, la boisson, l'audition du chant. Poète excellent, il a composé de beaux vers sur les querelles des amants, la galanterie, la description du vin. Un de ses poèmes les meilleurs est celui qu'il adressa à Hicham, fils d'Abd al-Malik, qui avait conçu le projet de le déposer. Hicham, voyant Walid adonné aux frivolités interdites et livré entièrement aux voluptés, désira le khalifat pour son fils, chercha à obtenir de Walid lui-même une renonciation, et lança contre lui insultes et menaces. Alors, Walid, fils de Yazid, écrivit à Hicham :

 

 

Tu as renié la faveur[111] de ton bienfaiteur. Si tu en témoignais de la reconnaissance, le Miséricordieux, dans sa grâce et sa générosité, t'en aurait récompensé.

 

 

Je t’ai vu bâtir avec ardeur dans mon loi. Si tu étais doué de résolution, tu aurais détruit avec cette même ardeur ce que tu as bâti.

 

 

Je te vois amasser de la rancune contre les survivants tes descendants]. Qu'Allah prenne pitié d'eux ! Combien ils auront à souffrir, toi mort, du mal que tu amasses !

 

 

Je crois les voir déjà se lamenter en répétant sans cesse : « Plût au Ciel que nous… », lorsque : « Plût au Ciel que… » ne suffit plus.[112]

 

 

Plus d'un écrivain lui a volé[113] ses idées pour les insérer dans ses poèmes. C'est ainsi qu'Abou Nouwàs lui a emprunté ses idées dans ses descriptions du vin.

 

 

On raconte que Walid ouvrit un Coran pour y trouver un présage. Le passage qui sortit fut : « Ils implorèrent l'assistance d'Allah, et tout oppresseur et rebelle fut déçu.[114] » Il jeta le Coran à terre et le perça de flèches, puis il dit :

 

 

Tu m'adresses des menaces comme à un oppresseur, à un rebelle. Eh bien, oui ! je suis cela ! un oppresseur, un rebelle !

 

 

Quand tu arriveras devant ton Maître au jour de la Résurrection, dis : « O mon maître ! c'est Walid qui m'a mis en lambeaux ! »

 

 

Walid n'eut pas ensuite un long répit avant d’être tué.

 

 

La cause de son meurtre fut qu'avant son khalifat il était adonné, ainsi que nous l'avons raconté, au jeu, à la boisson et au mépris des prescriptions inviolables[115] d'Allah le Tout-Puissant ; lorsque le khalifat lui échut, il ne fit que s'absorber plus encore dans les voluptés et que s'adonner plus exclusivement au libertinage ; il y joignit la faute grave d'irriter les grands de sa famille, de les maltraiter et de se les aliéner. Ils s'unirent contre lui aux notables de ses sujets : ils l'assaillirent et le tuèrent. L'instigateur du meurtre fut Yazid, fils de Walid, fils d’'Abd al-Malik. Ces événements eurent lieu en l’an 126 (= 744 de J.-C.).[116]

 

 

XII. — YAZID III (126/744 — 126/744).

Ce fut ensuite Yazid, fils de Walid, fils d'Abd al-Malik, qui devint khalife.

 

 

Il manifestait de la dévotion ; mais ou prétend qu'il croyait au libre arbitre.[117] Il reçut le surnom d'an-Nâqis (l'amoindrisseur), parce qu'il rogna sur la solde des hommes du Hedjaz ce qu'y avait ajouté Walid, [118] fils de Yazid, fils d'Abd al-Malik. Et c'est le motif pour lequel il fut surnommé an-Nâqis.

 

 

Lorsque Yazid fut proclamé khalife, il fit au peuple une allocution et leur fit entendre de belles paroles, que je vais transcrire ici à cause de leur beauté. Dans son allocution, il rappela Walid, fils de Yazid et son impiété, puis il ajouta : « Sa conduite a été honteuse ; il a méprisé les prescriptions inviolables[119] d'Allah ; aussi l'ai-je tué. » Puis il dit : « O hommes ! Vous pouvez exiger de moi que je n'élève pas pierre sur pierre, brique sur brique, que je ne creuse pas de canaux, que je ne thésaurise pas de richesses, enfin que je ne transfère pas l'argent d'une province dans une autre, avant d'avoir comblé la brèche de la première et subvenu aux besoins urgents de ses habitants ; c'est le surplus seul que j'affecterai à l'autre région la plus voisine. Ma porte ne vous sera jamais fermée. Vous toucherez vos gratifications chaque année, vos soldes chaque mois, afin qu'il y ait égalité entre ceux parmi vous qui habitent au loin et ceux qui sont près de nous. Si je tiens les promesses que je viens de vous faire, vous me devez fidélité, obéissance et loyale assistance. Si je ne tiens pas mes promesses, libre à vous de me destituer, à moins que je ne revienne à résipiscence. Si vous apprenez qu'un homme connu pour sa droiture vous donnera de sa personne ce que je viens de vous offrir, et que vous désiriez le proclamer khalife, je serai le premier à le reconnaître avec vous. Car l'on ne doit obéir à aucune créature lorsqu'il s'agit de désobéir au Créateur.[120] »

 

 

Je dis, moi, que c'est là un beau discours relativement à l'époque où il a été prononcé et aux mœurs de cette époque. Car telles étaient alors les conditions requises pour mériter le pouvoir. Aujourd'hui au contraire, si un roi parmi les rois se vantait qu'il ne creuserait pas de canaux, qu'il n'élèverait pas pierre sur pierre, ou s'il invitait ses sujets à nommer un autre roi à sa place, il serait considéré comme un imbécile, et il mériterait, d'après les mœurs politiques d'aujourd'hui, d'être déposé au profit d'un autre. »

 

 

Ce fut à cette époque que l'autorité des Omeyyades commença à être ébranlée, qu'on vit sourdre la dynastie 'abbâside, et que ses émissaires furent envoyés dans les capitales,

 

 

Yazid mourut en l'an 126 (= 744 de J.-C).

 

 

XIII. — IBRAHIM (126/744 — 127/744).

Après Yazid III, régna son frère Ibrahim, fils de Walid, fils d'Abd al-Malik, fils de Marvân.

 

 

Son règne fut un temps de guerres civiles. L'autorisé des Omeyyades était ébranlée. Lorsque Yazid, fils d’Abd al-Malik, mourut, on jura fidélité à son frère Ibrahim, mais ce fut un serment sans aucune valeur. Dans le peuple, les uns le saluaient du nom de khalife, d'autres du nom d'émir, d'autres ne lui accordaient aucun de ces deux noms. Son autorité fut fortement ébranlée. Vu bout de soixante-dix jours, il fut assailli[121] par Marvân, fils de Mohammad, fils de Marvân, qui le déposa, se fit proclamer khalife, et s'assit sur le trône de l'empire après des guerres, des luttes intestines et des événements qui feraient blanchir les cheveux d'un enfant.

 

 

XIV. — MARVÂN II (127/744 — 132/750).

Marvân, fils de Muhammad, fils de Marvân, qui régna ensuite, fut le dernier des khalifes Omeyyades, et le pouvoir passa de ses mains dans celles des 'abbâsides. Il était appelé « al-Dja'di[122] ». Il était surnommé l'Ane, et seulement, dit-on, à cause de son endurance dans les combats. Il était brave, habile, rusé. Son règne fut une époque de guerres civiles, d'anarchie et de désarroi. Il ne tarda pas à être mis en fuite par les armées 'abbâsides et poursuivi jusqu'en Egypte. Il fut tué dans une ville du Sa'id (Haute-Egypte) nommée Boûsir, et cela en l'an 132 (= 750 de J.-C.).

 

 

Ce fut sous son règne que se révolta Abd-Allah, [123] fils de Mouâwiya, fils d'Abd-Allah, fils de Djafar, fils d'Abou Thâlib.

 

 

Voici en résumé ce qui se passa : lorsque l'autorité des Omeyyades fut ébranlée, et que Marvân fut proclamé khalife, les guerres civiles éclatèrent entre les hommes. La discorde se mit entre eux, chacun ayant une opinion différente et une manière de voir personnelle. Il y avait alors à Koûfa un descendant de Djafar al-Tayyar, nommé 'Abd-Allah, fils de Mouâwiya, fils d’Abd-Allah, fils de Djafar, fils d'Abou Thâlib. C'était un homme éminent, un poète ; son ambition lui dicta le désir de l'autorité. Les gens de Koûfa étaient témoins du désarroi qui régnait à Damas et de l'ébranlement de la puissance des Omeyyades. Ils se présentèrent chez cet 'Abd-Allah, le proclamèrent khalife et se groupèrent autour de lui en nombre. L'émir, [124] alors préposé à Koûfa, sortit avec ses partisans et livra bataille aux révoltés. Les deux partis résistèrent quelque temps l'un à l'autre, mais à la fin les gens de Koûfa demandèrent à l'émir quartier pour eux-mêmes et pour 'Abd-Allah, fils de Mouâwiya, fils d’Abd-Allah, fils de Djafar, et la liberté de se rendre où ils voudraient dans les contrées d'Allah. L'émir de Koûfa et ses partisans étaient lassés de combattre : il leur accorda donc le sauf-conduit. 'Abd-Allah se dirigea vers Madâ'in (Ctésiphon), traversa le Tigre, s'empara de Houhvân et de ses environs, puis il se dirigea vers les pays de la Perse et y conquit les hauts plateaux, Hamadhan, Ispahan et Rey. Quelques Hachémites s'y joignirent à lui et il se maintint dans cette situation pendant un bon laps de temps.[125]

 

 

Or Abou Mouslim du Khorasan avait acquis une puissance redoutable. Il marcha contre cet 'Abd-Allah et le tua. Puis il fit apparaître la dynastie 'abbâside.

 

 

Ce fut alors que cette dynastie se manifesta et que sa propagande se fit ouvertement.

 

 

[126]L’EMPIRE PASSE DE LA FAMILLE DES OMEYADES À CELLE DES ABBASSIDES.

 

 

(Avant d'entrer en matière, il est indispensable d'exposer dans une introduction les commencements d'Abou Moslem Alkhorassany : car il fut l’homme de la dynastie, le chef de la vocation, et c'est à lui qu'on doit en attribuer le triomphe.)

 

 

Introduction :

 

 

Origine et commencements d'Abou Moslem Alkhorassany.

 

 

Les opinions varient touchant son origine ; et il n'y aurait point d'utilité à s'étendre longuement sur ce sujet.

 

 

Selon les, uns, Abou Moslem était de naissance libre, et descendait de Buzurdjumihr, célèbre ministre persan. Il était natif d'Ispahan et fut élevé à Koûfa. S'étant attaché à Ibrahim l'Imam, fils de Mohammed, fils d'Ali, fils d'Abdallah, fils d'Abbas, celui-ci changea son nom, le surnomma Abou Moslem, fit son éducation, et l'instruisit dans la jurisprudence.[127]

 

 

Selon les autres, il était né dans la condition d'esclave, et y demeura jusqu'au moment où il rencontra Ibrahim l'Imam, qui fut séduit de son extérieur et de son esprit, l'acheta de son maître, le forma et lui donna de l'instruction. Par la suite il le chargea de missions auprès de ses partisans et de ses dais, qui travaillaient en Khorassan à l'établissement de sa puissance. Ainsi se passèrent les premières années d'Abou Moslem.

 

 

Mais ce personnage, étant devenu puissant, se donna pour fils de Sélith, fils d'Abdallah et petit-fils d'Abbas. Or ce Sélith est le sujet d'une histoire qu'il faut rapporter ici en abrégé.

 

 

Abdallah ben Abbas possédait une jeune fille dont il jouit et qu'il délaissa quelque temps. Cette jeune fille se maria[128] à un esclave, et de cette union naquit un garçon, qu'elle nomma Sélith. Mais elle l'attribua à Abdallah ben Abbas, qui le renia et ne le reconnut point Sélith crût en âge et ne témoigna que de la haine et de l'ingratitude à son prétendu père. A la mort d'Abdallah, il disputa sa succession à ses héritiers. Les Omeyades furent charmés de cette circonstance, parce qu'elle les mettait à même de nuire à Ali, fils d'Abdallah. Ils protégèrent donc Sélith et donnèrent des ordres secrets au cadi de Damas, en sorte que celui-ci le favorisa dans son jugement et lui adjugea l'héritage. Cette décision donna lieu à beaucoup de discours, qu'il ne convient point de rapporter ici.

 

 

Abou Moslem se donna donc pour fils de ce Sélith, [129] lorsque son crédit fut bien établi. Il remplit ses missions pour Ibrahim l'Imam en Khorassan, appela secrètement les hommes à son parti et ne cessa d'en agir ainsi, jusqu'à ce que sa vocation devint publique, et que l'entreprise fut terminée.

 

 

Autre Introduction.

 

 

Nous rappellerons préalablement ces paroles de Dieu : Ces jours nous en partagerons alternativement le cours entre les hommes.[130] Un sage consolait un monarque de la perte d'un royaume et lui disait : « Si ce royaume fût resté au pouvoir d'un autre que toi, comment te serait-il arrivé ? »

 

 

« Sache bien que cette dynastie des Abbassides est une des plus puissantes qui aient gouverné le monde, et y aient exercé un pouvoir religieux et politique à la fois. Les hommes vertueux et droits lui ont obéi par religion, les autres par crainte et par respect. Le califat et le sceptre sont restés près de six siècles dans cette maison. Plusieurs dynasties l'ont attaquée, telles que celles des Bouïdes, la plus puissante, comme tu le sais, dont le plus grand prince fut Adhed-ed-dauleh ; des Seldjoukides, parmi lesquels on distingue Thogril-bek ; des Kharizmiens, qui ont fourni Ala-Eddin, dont l'armée se composait de 400.000 combattants ; des Fatimides d'Egypte, princes qui envoyèrent, sous la conduite d'un de leurs esclaves, nommé Djewher, l'armée la plus nombreuse qu'on eût jamais vue, en sorte qu'un de leurs poètes, Mohammed ben Hany almoghréby, [131] dit :

 

 

« On n'avait point vu d'armée avant celle de Djewher, où les juments allassent à l'amble par dizaines, et accélérassent le pas.[132] »

 

 

Enfin ajoutons encore les Kharidjis, qui parurent sur ces entrefaites, en troupes nombreuses et en rassemblements considérables. Cependant malgré ces chocs, les Abbassides ne cessèrent point de régner et aucune dynastie n'eut la force d'anéantir leur souveraineté ni de les détruire. Au contraire, les divers princes dont nous venons de parler, rassemblaient de grandes armées, les conduisaient contre Bagdad, et lorsqu'ils y étaient arrivés, ils demandaient à paraître devant le Calife. Quand ils étaient admis en sa présence, ils baisaient la terre devant lui, et le terme de leurs désirs était que le calife légitimât leur puissance, en leur conférant le titre de Véli (lieutenant) ; qu'il leur nouât le drapeau ; qu'il les revêtît d'une robe d'honneur. Le calife avait-il accédé à leurs demandes, ils se prosternaient et baisaient la terre devant lui, et marchaient à pied à côté de son étrier, tenant le parasol sous leurs bras. C'est ainsi que Massoud le sultan en agit avec Mostarched. Il s'était introduit entre Massoud et le calife une mésintelligence telle qu'elle amena une guerre ouverte. Mostarched entra en campagne avec une armée nombreuse, accompagné de tous les officiers de l'empire. Les deux princes se rencontrèrent devant Méragah. On combattit pendant une heure ; la poussière s'éleva et déjà les troupes du calife étaient en déroute, et celles de Massoud victorieuses. La poussière s'étant apaisée, on vit le calife qui restait ferme et immobile sur son cheval ; il tenait dans ses mains l'Alcoran et avait autour de lui les lecteurs, les cadis, et les vizirs, car aucun d'eux n'avait pris la fuite, quoique les soldats se fussent débandés Lorsque le sultan Massoud les vit, il envoya un de ses officiers, qui conduisit le pontife dans une tente qu'on lui avait préparée ; mais il fit arrêter les officiers de son empire et les tint renfermés dans les lieux voisins.[133] Au bout de quelques jours le sultan eut une entrevue avec le calife et lui reprocha sa conduite. Après cela, la paix fut arrêtée et conclue entre eux. Le calife monta à cheval pour se rendre à un grand pavillon, qui lui était destiné. Lorsqu'il fut sur sa monture, le sultan Massoud prit le parasol, et marcha à pied, à côté de l'étrier. Tout ceci se termina néanmoins par le meurtre de Mostarched, événement dont nous offrirons plus loin le récit.

 

 

Toutes ces dynasties s'élevèrent contre les enfants d'Abbas, sans qu'aucune eut assez de nerf pour mettre fin à leur puissance et les faire disparaître entièrement. C'est que cette puissance tenait dans l'opinion et l'esprit du peuple-un rang auquel aucune autre maison souveraine du monde n'a jamais atteint. Et telle était la force de cette opinion, que lorsque Houlagou voulut faire mourir le calife, Abou Ahmed Abd-Allah, surnommé Almosteassem, après la prise de Bagdad, on lui fît entendre que ce meurtre troublerait l'ordre du monde, que le soleil s'éclipserait, que la rosée ne tomberait plus, que les plantée cesseraient de croître. Effrayé de cette prédiction, il consulta un savant pour connaître la vérité à ce sujet. Ce savant la lui apprit et lui dit : « Ali ben abi Taleb était, d'un aveu unanime, meilleur que ce calife ; on lui a donné la mort, et cependant aucun de ces prodiges ne s'est manifesté. On en a agi de même à l'égard de Hossein, fils d'Ali : on a immolé les ancêtres de ce calife, on leur a fait supporter les plus mauvais traitements ; et le soleil ne s'est point dérobé aux regards ; la rosée n'a point cessé de tomber. Ces paroles apaisèrent les craintes de Houlagou. Quant au savant, [134] il s'excusa d'un tel discours sur la terreur qu'inspirait le sultan, dont on redoutait beaucoup la colère, disant qu'il n'avait point osé dire autre chose que la vérité en sa présence. Toutefois ces prédictions étaient inspirées par l'opinion qu'avait le peuple à l'égard des Béni-Abbas, et aucune autre dynastie que cette famille victorieuse[135] (que Dieu en étende les bienfaits et l'élève en puissance et en gloire) n'a pu mettre un terme à leur règne et en effacer les vestiges.[136] Car le sultan Houlagou, lorsqu'il eut conquis Bagdad, détruisit entièrement les Abbassides, et changea l'ordre et tous les règlements qu'ils avaient établis ; bien plus, on ne pouvait prononcer, sans danger, le nom de ces princes. C'est ici le lieu de rapporter une anecdote, qui m'a été racontée par Almulissi Alhabechi, attachée au service du sultan, (que Dieu prolonge son règne équitable, et élève son rang dans ce monde et dans l'autre) et qui auparavant avait appartenu au calife Mosteassem. Voici dont ce qu'il me dit :

 

 

« Bagdad ayant été pris, on m'en fit sortir, (j'étais alors très jeune) avec les autres personnes attachées au calife. Nous fréquentâmes pendant quelques jours la cour du sultan. » Après notre éloignement de Bagdad, Houlagou nous fit venir un jour en sa présence ; nous portions la livrée de la maison du calife ; et il nous dit. « Avant ceci, vous apparteniez au calife ; aujourd'hui vous m'appartenez. Il convient que vous me serviez avec zèle et sincérité, et que vous effaciez de vos cœurs le nom du calife : Car c'est une chose qui fut et qui a passé. Si donc vous désirez changer cette livrée et entrer au nombre de mes serviteurs, ce sera prendre le meilleur parti. » Nous avons accepté respectueusement cette proposition, et ayant quitté notre livrée, nous avons pris celle des Mogols.

 

 

Commencement de la dynastie des Abbassides.

 

 

On dit que l'envoyé de Dieu, (sur qui soient les bénédictions et la paix !) a prononcé des paroles dont le sens annonçait que la souveraineté serait dans la ligne des Hachémites. Les uns disent qu'il prédit que cette souveraineté écherrait à un de ses fils ; les autres, qu'il annonça un jour à Abbas, son oncle, qu'elle serait possédée par son fils, et Abbas lui ayant amené son fils Abdallah, le prophète lui cria dans l'oreille, lui mit de sa salive dans la bouche, et s'écria : « O Dieu élève-le dans la religion, et enseigne-lui la science de l'interprétation ! » Après cela il le remit à son père, en disant : « Reçois le père des rois. » Ceux qui rapportent cette tradition prétendent, que la dynastie des Abbassides est celle que désignent les paroles de Mahomet

 

 

La dynastie des Omeyades s'était attiré la haine, les malédictions et le mépris du peuple : elle exerçait une tyrannie pesante ; s’adonnait à la violation des préceptes divins, se livrait aux choses honteuses. Du matin au soir, les sujets attendaient donc avec impatience cette nouvelle dynastie. A l'exception de Imamiyéh, l'opinion commune des musulmans était que Mohammed, fils d'Ali ben abi Taleb, connu sous le nom d'Ibn Alhanéfiyeh, se trouvait le chef de l'état, par le meurtre de son frère Hossein ; car les Imamiyéh pensaient que la qualité d'Imam appartenait à Ali, fils de Hossein, Zéin Alabedyn, et après lui, à ses deux fils successivement, jusqu'au Caim Mohammed ben Alhassan.

 

 

Quand Mohammed ibn Alhanefiyéh mourut, il testa en faveur d'Abou Hachem Abd-Allah son fils, lequel était au nombre des hommes les plus distingués de sa maison. Il arriva que ce dernier se rendît à Damas auprès de Hécham, fils d'Abd-elmélik. Le calife omeyade se conduisit très bien à son égard et lui fit des présents. Mais, ayant conçu de la jalousie de son éloquence, de son rang et de son savoir, le craignant enfin, il envoya sur ses traces (Abd-Allah avait repris le chemin de Médine) des émissaires, qui l'empoisonnèrent dans du lait. Abd-Allah, lorsqu'il se sentit empoisonné, pencha vers Mohammed ben Ali, ben Abd-Allah, ben Abbas, qui résidait à Homaimah en Syrie ; il l'instruisit de sa mort prochaine, et fit ses dernières dispositions en sa faveur ; il avait auprès de sa personne un certain nombre de chiites qu'il lui remit également, se constituant leur chef par son testament. Après ces arrangements Abd-Allah expira. Depuis ce jour Mohammed ben Ali ben Abd-Allah convoita le califat et commença à répandre secrètement ses Daïs dans les provinces : telle fût sa conduite jusqu'à à sa mort

 

 

Mohammed laissa plusieurs enfants, du nombre desquels étaient : Ibrahim l'Imam, Al-Saffâh et Almansor. Ibrahim l'Imam succéda à son père et multiplia l'envoi des Daïs dans les provinces surtout en Khorassan ; car les. Abbassides avaient plus de confiance dans les habitants de cette contrée qu'en tout autre peuple. En effet, ils comptaient peu de partisans en Hedjaz ; les gens de Koûfa et de Basra s'étaient souillés et déshonorés aux yeux de la maison du prophète, par leur conduite ignominieuse et perfide, à l'égard d'Ali de Hassan et de Hossein, ses deux fils (que la paix soit sur eux), par le sang qu'ils avaient versé : Quant aux peuples de Syrie et d'Egypte, ils affectionnaient les Béni Ommaiah, et l'amour de ces princes s'était enraciné dans leurs cœurs. Des divers habitants de l'empire arabe, il ne restait donc que le peuple du Khorassan, sur qui ils se reposassent. D'ailleurs, il était dit que les étendards noirs, qui devaient assurer le triomphe de sa maison, sortiraient du Khorassan. Voilà pourquoi Ibrahim l'Imam dirigea ses Daïs en Khorassan, vers ses partisans, qui se composaient des cheikhs et des principaux du pays ; ils répondirent à ses invitations, et appelèrent secrètement le peuple à son parti.[137] Vers la fin, il y envoya Abou Moslem. Celui-ci se rendit dans cette province, et rassembla les divers réunions de Chiites : tout ceci se faisait en secret, de même que la vocation ; elle n'était point encore manifesta.

 

 

Lorsque Mérouan, Alhimar, Ibn Mohammed, ben Mérouan, dernier calife Omeyade, monta sur le trône, le trouble et la confusion redoublèrent, le mal s'accrut, des séditions éclatèrent : les affaires des Omeyades s'embrouillèrent. Divisés entre eux, ils se tuèrent les uns les autres. Alors Abou Moslem se déclara ouvertement pour la cause des Abbassides, et tous les habitants du Khorassan, qui étaient pour eux, se réunirent à lui. A la tête d'une armée nombreuse, il marcha contre l'émir du Khorassan, Nasr ben sayyar, afin de le combattre. Nasr, apprenant la situation d'Abou Moslem et de ses troupes, fut effrayé, et écrivit à Mérouan Alhimar :

 

 

« Je vois sous les cendres une étincelle de feu ; il est à craindre qu'elle ne produise un incendie. »

 

 

« Si les gens sensés de la nation ne l'éteignent point, il s'alimentera de cadavres et de têtes. »

 

 

« Le feu s'enflamme avec deux morceaux de bois, et la guerre commence par des paroles. »

 

 

« Saisi d'étonnement, je me suis écrié : Plût à Dieu que je susse si les Omeyades sont éveillés ou livrés au sommeil ! »[138]

 

 

Mérouan lui répondit : « Celui qui est sur les lieux voit ce que ne peut apercevoir celui qui se trouve absent. Coupe donc le mal qui s'est manifesté près de toi. » Nasr dit à ses officiers : « Votre maître vous apprend qu'il ne peut vous secourir. »

 

 

Mérouan recevait incessamment des nouvelles du Khorassan ; chaque jour ses affaires empiraient, et sa puissance s'affaiblissait Ayant appris que le personnage vers lequel les Dais appelaient le peuple, était Ibrahim l'Imam, frère d'Alsaffah et d'Almansor, il le fit arrêter dans l'endroit qu'il habitait, conduire et enfermer à Harrân où il le fit empoisonner.[139]

 

 

Il y eut plusieurs combats et plusieurs chocs entre Abou Moslem et Nasr ben Sayyar, ainsi que d'autres émirs du Khorassan, dans lesquels la victoire resta au Mussawadéh.[140] On donnait ce nom aux troupes d'Abou Moslem, parce que c'était la couleur noire qu'ils avaient choisie pour livrée des Abbassides. Mais considère la puissance du Dieu très haut, et comment, lorsqu'il veut une chose, il en prépare les causes. Car rien ne peut s'opposer à l'exécution de ses volontés. Lors donc qu'il eut décrété que la souveraineté serait transférée dans la branche des Abbassides, il disposa pour eux tout ce qui pouvait amener cet événement. Ibrahim l'Imam, fils Ali ben Abd-Allah ben Abbas était dans l'Hedjaz ou la Syrie, se tenant sur son Mossala, livré à la méditation et aux pratiques du culte, occupé des affaires de sa, maison, et ne participant point aux avantages du monde ; et les habitants du Khorassan combattaient, sacrifiaient leurs vies et leurs richesses pour sa cause, quoique la plupart d'entre eux ne le connussent point et ne pussent appliquer son nom à sa personne. Fixe tes regards sur l'Imam Ibrahim ; il vivait dans cet état de retraite et d'isolement du monde, habitant l'Hedjaz ou la Syrie, et comptait une armée nombreuse dans le Khorassan, armée qui versait généreux sèment son sang pour lui, et à laquelle il ne donnait ni paye, ni monture, ni armes : au contraire elle lui payait le tribut, et lui apportait chaque année les impôts.

 

 

Lorsque Dieu eut résolu d'avilir Mérouan, et de détruire la souveraineté des Omeyades, ce prince était reconnu pour calife, avait des troupes à ses ordres, possédait des richesses et des armes : rien ne lui manquait. Mais les hommes se séparèrent de lui ; son autorité s'affaiblit, le fil des affaires politiques se mêla, et la puissance de ce prince s'évanouit de jour en jour, jusqu'au moment où il fut mis en fuite et tué. Que Dieu soit exalté !

 

 

Lorsque le parti d'Abou Moslem se fut fortement établi par l'envahissement du Khorassan, et la soumission de ses districts, cet officier se dirigea vers l'Irak à la tête d'une armée. L'arrestation d'Ibrahim l'Imam, ordonnée par Mérouan, sa détention à Harrân, avaient effrayé Al-Saffâh et Almansor, ses frères, et plusieurs de leurs proches ; ils allèrent chercher un asile à Koufah. Les Abbassides avaient des partisans dans cette ville ; de leur nombre était Abou Salamah, Hafs ben Soleïman Alkhallal, l'un des chiites les plus puissants de l'endroit, et qui devint plus lard vizir d'Al-Saffâh. Ce prince le fît ensuite mourir, ainsi que nous le dirons ci-après, en parlant des vizirs. Abou Salamah choisit à Koûfa une maison retirée pour ces fugitifs, la leur fit préparer, dirigea lui-même leurs affaires, tenant leurs projets cachés ; les Chiites se réunirent à lui et le parti de Abbassides se fortifia.

 

 

Abou Moslem arriva devant Koufah avec ses troupes ; il entra chez les Abbassides, disant : « Qui d'entre vous est le fils d’Alharetsiyéh ? Almansor lui répondit : le voici, et il lui montra Al-Saffâh. En effet celui-ci était fils d'une femme de la tribu de Harets. Abou Moslem le salua du nom de calife. Al-Saffâh sortit de sa maison, accompagné de ses frères, de ses oncles, de ses proches, ainsi que des principaux chiites, et précédé d'Abou Moslem, et se rendit à la grande mosquée. Il y pria, monta en chaire, déclara ses projets, prononça la Khothba et fut à l'instant proclamé calife. Cet avènement à la souveraineté eut lieu en l'année 132 de l'hégire (= 749 de J. C.), et de cette époque datent le commencement de la souveraineté des Abbassides, et la fin de la dynastie des Omeyades. Après cette cérémonie, Al-Saffâh alla camper en-dehors de Koûfa : le peuple des différentes contrées se rendit auprès de lui et le reconnut. Dès qu'il se vit à la tête d'un rassemblement considérable, et que ses forces se furent accrues, il envoya un de ses proches contre Mérouan Alhimar ; c'était son oncle Abd-Allah ben Ali, l'un des hommes les plus courageux d'entre les Abbassides, Abdallah se dirigea vers Mérouan, et le rencontra sur les bords du Zab. Ce prince avait avec lui cent mille hommes ; les troupes d'Abd-Allah étaient en moindre nombre. Mais Dieu agit en sa faveur.

 

 

Récit de la bataille du Zab ; avilissement et fuite de Mérouan.

 

 

Les deux armées s'étant rencontrées sur les bords du Zab, Mérouan dit à quelques-uns de ses officiers : « Si le soleil se couche aujourd'hui, sans que l'ennemi nous attaque, le califat nous appartient, et nous les posséderons jusqu'à la fin des siècles, jusqu'à la venue du Messie.[141] » En conséquence, il ordonna à ses troupes de s'abstenir de toute attaque, dans l'intention que le jour s'écoulât sans qu'il y eût de combat. Il fit demander la paix à Abd-Allah. Celui-ci répondit : « Il n'a point dit vrai : Si Dieu le permet, le soleil ne se couchera point que je ne l'aie forcé à remonter à cheval. » Mais, par un de ces hasards extraordinaires, un proche parent de Mérouan chargea sur un détachement de l'armée d'Abd-Allah ben Ali. Mérouan le réprimanda vivement sans en être écouté. Il s'établit un rude combat. Abd-Allah ordonna à ses troupes de se préparer à l'attaque : elles sautèrent sur leurs chevaux et tendirent leurs lances. Abd-Allah ben Ali s'écria : « O mon Seigneur ! jusqu'à quand combattrons-nous pour toi ? » Puis il ajouta : « O habitants du Khorassan ! Vengez Ibrahim l'Imam ! » Le combat devint plus acharné. Lorsque Mérouan donnait un ordre à ses soldats, on lui répondait : commande à d'autres. Enfin la désobéissance en vint à ce point, qu'ayant ordonné au commandant de sa garde, de mettre pied à terre, cet officier lui répondit : « Certes, je ne me précipiterai point dans une perte certaine. » Mérouan l'ayant menacé, il en reçut cette réponse. « Je désire que tu puisses réaliser les menaces. » Lorsque Mérouan vit la tiédeur de ses troupes, et les dispositions de l'armée d'Abd-Allah ben Ali, il plaça devant les siens beaucoup d'or, et dit : « Combattez et cet or est à vous. » Les soldats tirèrent peu à peu tout cet or. Alors quelqu'un vint dire à Mérouan : « Maintenant qu'ils ont pris l'argent, nous appréhendons qu'ils ne s'en aillent avec ce qu'ils ont reçu. » Mérouan ordonna donc à son fils d'aller se placer sur les derrières de l'armée, et de tuer tous ceux qui se débanderaient, emportant avec eux de l'argent. Le prince se mit en devoir d'obéir, et partit avec son étendard. Lorsque les soldats virent le mouvement rétrograde de l'étendard, ils s'écrièrent : « Fuyons, fuyons ; » alors la déroute devint complète, sans en excepter Mérouan : Les troupes passèrent le Tigre, et il périt plus de monde dans ce passage qu'il n'y en eut de tué. Alors Abd-Allah ben Ali récita ce verset de l'Alcoran : « Voilà que nous avons séparé pour vous les eaux de la mer ; nous vous avons délivré, et nous avons submergé le peuple de Pharaon.[142] »

 

 

Récit de la mort de Mérouan Alhimar.

 

 

Mérouan ne cessa de fuir jusqu'à ce qu'il eût atteint Mossoul. Les habitants coupèrent le pont, et l'empêchèrent de passer le fleuve. Ceux qui l'accompagnaient crièrent : « O habitants de Mossoul ; c'est l'émir des croyant que vous voyez ; il désire passer le fleuve. » Le peuple de Mossoul répondit : Vous nous en imposez : L'émir des croyants ne prend point la fuite. » Puis ils chargèrent d'injures le malheureux calife, et lui dirent : « Louanges à Dieu qui a mis un terme à votre puissance, et a fait disparaître la souveraineté de ta maison ! Louanges à Dieu qui nous a donné la famille de notre prophète ! » Lorsque Mérouan entendit ces paroles, il s'avança plus loin, passa le Tigre et vint à Harran. De là il se rendit à Damas, puis en Egypte, où il fut suivi par Abd-Allah ben Ali. Ce dernier envoya sur ses traces un de ses Lieutenants, qui rencontra Mérouan dans un bourg du Saïd, nommé Boussir.[143] Mérouan marcha contre lui et l'attaqua avec le monde qui l'accompagnait. L'officier Abbasside dit à ses soldats : « Si nous attendons que le matin sort venu, et que l'ennemi voie notre nombre, il nous massacrera : aucun de nous n'échappera. Préparez-vous donc à combattre. » En disant ces mots, il rompit le fourreau de son épée. Ses officiers imitèrent son exemple, et chargèrent la troupe de Mérouan, qui prit la fuite. Un soldat Abbasside attaqua le calife, sans le connaitre, le perça de sa lance et le renversa. Un autre soldat s'écria : « Le calife est renversé ! » Aussitôt on accourut et on se pressa autour de lui. Un homme de Koûfa s'avança et lui coupa la tête, et, après l'avoir examinée attentivement, on en arracha la langue, qu'une chatte dévora, ensuite on porta cette même tête à Al-Saffâh, qui se trouvait alors à Koûfa. Dès qu'il la vit, il se mit à genoux, et élevant la tête vers le ciel, il s'écria : « Rendons grâce à Dieu, qui m'a accordé la victoire et n'a point laissé sans exécution, la vengeance que j'avais à tirer de toi. »

 

 

« Quand même ils auraient bu mon sang, ils ne se seraient point désaltérés, et leur sang ne saurait étancher ma soif, tant ma colère est ardente.[144] »

 

 

Cet événement rendit Al-Saffâh maître absolu de l'autorité souveraine.

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Uploaded on August 22, 2013
Taken on August 21, 2013